Entretien avec David Djaoui, « Enquêtes archéologiques, L’affaire Valerius Proculus » : archéologie ou investigation policière ?

Entretien avec David Djaoui

Aujourd’hui je suis allée à la rencontre de David Djaoui, qui nous invite à plonger dans ses Enquêtes archéologiques. L’affaire Valerius Proculus, Grand Prix 2021 du livre d’archéologie.

David Djaoui archéologue-plongeur au Musée départemental Arles antique est passionné d’Histoire et d’Antiquité. Il participe depuis vingt ans aux fouilles subaquatiques dans le lit du Rhône à Arles.

David Djaoui ©herve hote

 

Arrête Ton Char : Quel est votre parcours ? Comment en êtes-vous arrivé à faire de l’archéologie, et qui plus est subaquatique ?

David Djaoui : En tant qu’étudiant, mon parcours a été quelque peu chaotique. Après des diplômes obtenus dans des domaines aussi différents que l’audiovisuel et la géologie, témoins, s’il en est, d’une difficulté évidente à trouver ma voie, l’archéologie s’est peu à peu imposée à moi comme une évidence. Si l’obligation d’apprendre par cœur des cours pour réussir mes partiels ne correspondait pas à mes attentes, c’est véritablement le travail de recherche qui a révélé ma vocation. Réfléchir sur des données matérielles pour en extraire un scénario hypothétique est grisant. En parallèle de ce travail d’enquêtes, qui fait appel à de nombreux spécialistes, j’ai aujourd’hui également la chance d’intervenir en milieu subaquatique. Lorsqu’on part en mission sur un bateau pour plonger et étudier des épaves chargées d’amphores, des villes engloutis ou encore, comme sur le Rhône, les vestiges subaquatiques d’un port antique, cela reste quelque chose d’incroyablement exaltant.

Etat de conservation d’une cruche en alliage cuivreux trouvée dans le Rhône
(Musée départemental Arles antique © Rémi Bénali)

 

Arrête Ton Char : Quelle est la spécificité de l’archéologie subaquatique ?

David Djaoui : Contrairement aux archéologues terrestres, dont les fouilles monopolisent l’ensemble des équipes en continu, les archéologues subaquatiques sont dans l’obligation de découper leur temps de travail en différentes palanquées. En fonction de la profondeur, le temps d’intervention est en effet limité, voire même chronométré. En dehors de cette contrainte, les avantages sont toutefois nombreux. L’état de conservation des vestiges demeure le plus souvent exceptionnel. Dans le Rhône, par exemple, l’eau douce, associée aux limons du Rhône, protège les matériaux les plus fragiles tels que le bois, le cuir, le bronze etc. Certaines amphores ont même conservé les inscriptions peintes qui précisent la nature du produit transporté. Sur certaines d’entre elles, on peut ainsi lire les mentions peintes « coings » (mala cotonia), « olives noires » (oliva nigra) conservées dans une réduction de moût de raisin (defrutum), « thon épicé » (cordula arguta). L’une de ces étiquettes précise même que l’amphore renfermait un garum (sauce de poisson) de maquereaux ayant macéré pendant deux ans avant d’être commercialisé.

Découverte d’une amphore lors d’une prospection dans les profondeurs du Rhône
(Ipso Facto / Musée départemental Arles antique © Teddy Seguin)

 

Arrête Ton Char : Que pouvez-vous nous dire sur le “terrain” du Rhône ?

David Djaoui : Le Rhône arlésien tient d’un miracle archéologique. Si, depuis l’Antiquité, le lit du fleuve a changé en amont d’Arles et au niveau du delta, la section traversant la ville n’a pratiquement pas bougé. En dépit de la construction des quais modernes et des renforcements des digues successives du XIXème siècle, l’ensemble de l’activité portuaire de l’antique Arelate a été préservé. Ce sont des millions d’amphores, plus d’une vingtaine d’épaves antiques et, depuis 2007, des statues en bronze et en marbre qui ressurgissent chaque année lors des différentes missions menées dans les profondeurs du Rhône. Conserves de bord des marins, éléments d’accastillage des bateaux, dépôts cultuels pour s’attirer la clémence du fleuve et autres témoins matériels innombrables viennent ainsi enrichir nos connaissances sur l’un des ports les plus importants de la période gallo-romaine.

Etude du matériel céramique dans l’une des anciennes réserves du Musée départemental Arles antique
(Musée départemental Arles antique © Remi Benali)

 

Arrête Ton Char : Comment expliquer une telle quantité et une telle diversité de matériel dans le Rhône ?

David Djaoui : Dans l’Antiquité, le Rhône arlésien constituait une zone de rupture de charge à la croisée des voies maritimes, fluviales et terrestres. À l’arrivée dans le port d’Arles, le contenu des amphores était transvasé dans d’autres contenants plus petits pour en faciliter la diffusion, et les amphores devenues inutiles étaient précipitées dans les profondeurs du Rhône. Si les raisons de leur présence massive dans le fleuve semblent peu équivoques, on a plus de difficultés à déterminer les causes de rejet des autres artefacts. Aux objets liés directement aux bateaux et aux activités portuaires, tels que les éléments d’accastillage (poulies, ancres…), la vaisselle de bord ou encore les rejets volontaires de vases-marchandises, endommagés pendant leur transport, se mêlent ceux résultant vraisemblablement d’accidents (erreurs de transbordement, d’élingage) ou consécutifs à des crues, par exemple.

 

Arrête Ton Char : Que disent les inscriptions retrouvées, et quelle est votre méthode pour les déchiffrer?

David Djaoui : Le Rhône abrite de très nombreuses inscriptions peintes en latin qui dévoilent non seulement la nature et les qualités des produits transportés en amphore mais également des messages quelquefois plus énigmatiques portés sur des supports inhabituels, tels les parois ou même les fonds de simples cruches en céramique. Mais avant de les déchiffrer et de les interpréter, il faut déjà arriver à les lire.

Message inscrit en latin sur une cruche trouvée dans le Rhône
(Musée départemental Arles antique © Remi Benali)

 

Ce travail peut prendre de quelques jours à quelques mois et nécessite des observations au plus près de la matière (lumière rasante, Photoshop, photographie infrarouge). Une fois que les lettres sont identifiées, le plus dur reste à faire : comprendre ! Dans l’Antiquité, les négociants romains inscrivaient en effet des informations commerciales en abrégé qui peuvent correspondre à différentes hypothèses de lecture. C’est à partir de là que le travail d’investigation commence.

Etude du contenu alimentaire d’un pot renfermant des arrêtes de poisson
(Musée départemental Arles antique © Remi Benali)

 

Arrête Ton Char : Peut-on dire que l’affaire Valerius Proculus dans Enquêtes archéologiques est une affaire classée ?

David Djaoui : Dans ce livre, j’ai pris le parti en effet de comparer le travail des archéologues à celui des enquêtes criminelles. Il faut bien avouer que les parallèles sont multiples. Lorsqu’une scène de crime est gelée, ou qu’un chantier archéologique est investi, une rubalise rouge et blanche délimite et interdit l’accès au public. Pour éviter de contaminer la zone de crime, les experts de la police scientifique procèdent de la même façon que les plongeurs archéologues du Rhône : armés de masques, de combinaisons et de gants, ils positionnent les objets les uns par rapport aux autres et prélèvent des indices dans des sachets numérotés pour tenter de reconstituer les faits. L’enquête archéologique fait ensuite appel non pas à des experts en criminologie mais à des carpologues (spécialistes des graines), des ichtyologues (arrêtes de poisson), des palynologues (pollens), des chimistes, des épigraphistes, des latinistes etc. Mais contrairement à une enquête criminelle, où l’on peut obtenir des confessions et/ou retrouver le corps de la victime, l’archéologie ne peut compter que sur l’interprétation des preuves matérielles. En conséquence, le doute est toujours de mise et l’affaire n’est jamais définitivement classée.

Cette amphore contenait de la fleur (flos) de muria d’Antibes qui est qualifiée d’excellente
et dont le négociant porte le nom de Quintus Surus Carus
(Musée départemental Arles antique © Remi Benali)

 

Arrête Ton Char : Comment se déroule la rencontre avec le public ?

David Djaoui : J’ai la chance de travailler dans un musée qui me permet de me confronter régulièrement à un public familial. Depuis plus de 15 ans, j’ai pu ainsi expérimenter différents médias (conférences, expositions, mallettes pédagogiques etc.) pour tenter d’expliquer simplement, mais avec le plus de détails scientifiques possibles, le travail quotidien du chercheur. Je souhaitais alors m’extraire du cliché « télévisuel » dont les partis pris s’orientent le plus souvent sur l’aventure, l’émotion de la découverte, la présentation d’objets sublimes, ou encore les reconstitutions 3D de sites « pharaoniques ». A travers ce prisme médiatique, l’archéologie est pratiquement absente. Or, nous pratiquons un métier véritablement captivant et l’objectif de ce livre consiste précisément à transmettre cette passion. Dans cet ouvrage, le lecteur est donc placé au plus près de la réalité de l’archéologue. Si les enquêtes s’appuient sur des trésors « modestes », l’étude en révèle leurs intérêts exceptionnels, et tout un pan de l’histoire économique et commerciale de la civilisation romaine se dévoile. Aussi, plutôt que de présenter les conclusions d’une recherche aboutie, il me semblait beaucoup plus intéressant d’expliquer, au jour le jour, l’ensemble du process qui conduit à envisager cette conclusion. Pour rendre cette démarche plus vivante, j’ai ainsi retranscrit aussi bien les discussions entre chercheurs, que les conversations téléphoniques ou encore les échanges de courriels. Et toute ressemblance avec des chercheurs existants n’est absolument pas fortuite !

 

Arrête Ton Char : À qui destinez-vous votre ouvrage ?

David Djaoui : Ce livre s’adresse à tous ceux qui souhaitent découvrir les coulisses de l’archéologie et les différents métiers qui entourent cette discipline. À partir d’énigmes épigraphiques, reposant sur des exemples réels et publiés, cette enquête propose également une initiation ludique à l’apprentissage du latin, ou tout du moins, une façon de l’utiliser de manière concrète dans une démarche archéologique.

 

Arrête Ton Char : Dans quelle mesure pensez-vous que votre ouvrage puisse être exploitable par les enseignants ? 

David Djaoui : Que ce soit au collège ou au lycée, l’apprentissage du latin passe obligatoirement par la maitrise de très nombreux tableaux de déclinaison. Si cette étape exige une très grande motivation de la part des élèves, il est quelquefois difficile d’en percevoir le sens. Pourquoi en effet apprendre une langue morte qui sert à traduire des textes déjà traduits ? C’est malheureusement ce que j’ai ressenti au collège. Aussi, dans ce livre, à travers des enquêtes épigraphiques, les enseignants peuvent facilement s’approprier les énigmes pour transmettre la méthodologie de l’archéologue. Apprendre à exploiter un dictionnaire latin, orienter les élèves pour qu’ils manipulent les traités anciens et bien évidemment réfléchir sur les terminaisons latines pour en comprendre le sens. Ici, il ne s’agit plus d’évoquer les sources littéraires et/ou mythologiques, le plus souvent orientées et touchant davantage l’élite que le peuple, mais plutôt de coller à la réalité du quotidien de la société romaine.

 

Arrête Ton Char : Pourriez-vous justement nous livrer un exemple concret ?

David Djaoui : Dans l’une des énigmes, par exemple, une petite cruche en céramique porte deux lignes d’inscriptions peintes dont la première ligne indique ALB VALERI PROCULI. Si ALB indique les trois premières lettres du produit contenu dans la cruche, et qui reste à identifier, Valeri Proculi désigne un citoyen romain répondant au nom de Valerius Proculus. J’explique alors que la terminaison en i indique le génitif, c’est à dire le complément de nom. Il s’agit donc de la cruche « de Valerius Proculus ». À partir là, l’enquête va tenter de retrouver ce personnage.

L’inscription livre le nom de Valerius Proculus (©Assia Veleva)

 

De la même façon que les enquêteurs actuels disposent de bases de données pour retrouver l’empreinte ADN des suspects, les épigraphistes utilisent des bases de données (accessibles à tous) où sont recensées les découvertes épigraphiques de l’Empire romain. On tape alors le nom et le surnom du « suspect » et on peut faire défiler la liste d’inscriptions lapidaires qui le mentionne. Malheureusement pour nous, le nom Valerius est d’une banalité désarmante. Des milliers de Valeri Proculi ont dû ainsi exister dans l’Empire romain, ce qui rend cette recherche, au départ, totalement inutile. Il faudra s’armer de patience pour découvrir, au fil de l’enquête, qu’il s’agit probablement d’un chevalier du début du IIème siècle apr. J.-C. produisant l’un des plus grands vins de l’Antiquité romaine, le fameux albanum des Monts Albains (Latium, Italie Centrale). Ces indices – chronologie précise, statut social élevé, espace géographique restreint – permettront ainsi de réduire considérablement notre champ de recherche et de partir sur les traces de ce Valerius Proculus.

 

Pour en savoir plus :

L’ouvrage de David Djaoui est toujours disponible :

https://www.actes-sud.fr/catalogue/histoire/enquetes-archeologiques

ISBN : 978-2-87772-640-5

 

David Djaoui partage actuellement un commissariat scientifique avec Michel L’Hour (Unesco), Sabrina Marlier et Alain Charron (MdAa) d’une exposition intitulée “Trésors du fond des mersqui se tient  au Musée départemental Arles Antique du samedi 22 octobre 2022 au lundi 20 février 2023 :

https://www.arlesantique.fr/agenda/tresors-du-fond-des-mers-0

A propos ju wo

Professeur de français et des options FCA et LCA dans l'académie de Lille. Passionnée de cultures antiques et de langues anciennes et attachée à leur rayonnement et à leur promotion dès l'école primaire. Co-responsable du concours ABECEDARIVM pour l’association ATC.

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