Vu de l’étranger / Lettre ouverte à la ministre de l’Education nationale

Università di Genova, le 19 mai 2015

Madame la Ministre,

La réforme annoncée du collège et ses conséquences pour l’enseignement du latin et du grec
suscitent depuis plusieurs semaines une émotion qui dépasse désormais les frontières de la
France et justifie que la Fédération Internationale des Associations d’Études Classiques (FIEC),
que nous représentons, se permette d’intervenir dans le débat en vous adressant ce courrier.
La FIEC, créée en 1947, est une organisation faîtière qui regroupe la plupart des associations
d’études classiques dans le monde. Elle a pour but de favoriser la collaboration entre les savants
mais aussi de soutenir et d’encourager les classical studies à tous les niveaux et sur tous les
continents, et notamment l’apprentissage des langues anciennes.
Sans un tel apprentissage, les sciences de l’Antiquité (philosophie, philologie, archéologie,
histoire, littérature…) et leurs nombreuses sous-disciplines (épigraphie, numismatique,
paléographie, papyrologie…) n’existeraient tout simplement pas. En effet, les textes
documentaires ou littéraires écrits en grec ou en latin qui sont parvenus jusqu’à nous constituent
le socle commun sur lequel se fondent ces sciences et, partant, notre connaissance de la
civilisation gréco-romaine. Or si ces sciences, développées par les humanistes de la Renaissance,
sont encore vivantes et productives au XXI e siècle, c’est parce que ce patrimoine textuel, loin
d’être une sorte de mémoire morte, s’enrichit chaque jour. Non seulement les savants
découvrent de nouveaux témoins (papyri, ostraka, inscriptions, manuscrits), mais surtout ces
découvertes suscitent en permanence de nouvelles interprétations qui intéressent tous les
champs des sciences humaines. Leur écho se fait entendre bien au delà de la seule communauté
savante.
Autrement dit, la disparition ou l’affaiblissement significatif des langues anciennes dans
l’enseignement secondaire aura des effets – aujourd’hui ignorés ou sous-évalués –
catastrophiques pour la recherche française de haut niveau : ce sont des domaines entiers des
sciences humaines dont la vitalité, sinon l’existence, seront, par ricochet, menacés, en particulier
en archéologie et en histoire. En sapant les fondations des études classiques, on affaiblira et
condamnera à court terme un secteur de la science française qui, malgré un contexte
international de plus en plus concurrentiel, reste dynamique et conserve une place éminente,
comme l’a encore montré le dernier Congrès mondial de la FIEC, qui s’est tenu à Bordeaux en
août 2014.
Puisque les sciences humaines ne peuvent se passer d’hellénistes et de latinistes
sérieusement formés, leur vocation doit pouvoir être éveillée dès le collège. C’est un moment
essentiel, où se sont dessinées dans de petits collèges de province, et pas seulement dans des
établissements de grandes villes, les carrières de certains de ceux qui aujourd’hui illustrent
l’image de la recherche française en grec ou en latin à l’étranger. Pour cela, des enseignements
de civilisation ne suffisent pas : il faut donner aux élèves un accès direct aux langues anciennes,
offert à tous ceux qui en expriment le désir. Le but n’est évidemment pas de former des
spécialistes dès le collège, mais de maintenir ouverte, pour tous ceux que l’Antiquité passionne,
la possibilité de se construire un parcours où le grec et le latin aient leur place. Cette liberté est
l’une des spécificités de l’enseignement secondaire français : l’apprentissage des langues
anciennes n’y a jamais été, comme ailleurs, cantonné à certains établissement privés et réservé
à des publics privilégiés, mais ouvert à tous ; et il a largement contribué, pendant des décennies,
à la réputation de rigueur et d’excellence du modèle éducatif français.
À ces enjeux stratégiques s’ajoute la nécessité, qui revient principalement à l’école, de
transmettre aux jeunes générations une histoire et une culture communes. Or c’est autour de la
Méditerranée que se sont formées les grandes civilisations qui ont permis de construire l’Europe :
Grecs, Romains, Arabes, Carthaginois, Hébreux, et bien d’autres peuples encore ont communiqué
dans une interaction féconde dont nous devons préserver et faire connaître les précieux
témoignages. Construire la France de demain ne passera que par une compréhension du passé ;
et cette constatation vaut pour tous les autres pays affiliés à la FIEC par l’entremise de leurs
associations d’études classiques.
Dans l’espoir que cette lettre saura trouver votre intérêt et votre compréhension, nous vous
prions de recevoir, Madame la Ministre, l’assurance de nos sentiments respectueux.

Franco Montanari, Président de la FIEC (Fédération Internationale des associations d’Etudes Classiques)

A propos Samuel Tursin

Enseignant de Lettres classiques dans l'académie de Lille.

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