Décodage d’une scène du film Troie
(attention : spoilers)
analyse proposée par Yann Moreau
Dans cet article, une scène parmi d’autres nous montrera par sa richesse à quel niveau de profondeur la symbolique du film se situe.
Au passage, un personnage révèlera par ses nombreuses facettes la volonté des créateurs d’intégrer le maximum d’éléments de l’épopée troyenne dans leur long métrage.
On pourrait se demander si la plupart des innombrables allusions mythologiques extrêmement subtiles du film sont en fait involontaires, simples produits de l’inconscient du réalisateur (Wolfgang Petersen, réalisateur européen fou d’Homère et l’ayant lu dans le texte) ou du scénariste (David Benioff de Game of Thronesdont l’Iliadeest LE livre de chevet comme il l’a expliqué). Si c’était le cas, tant mieux, cela signifierait qu’ils sont imprégnés au plus profond d’eux-mêmes par la mythologie grecque, par l’épopée troyenne et par l’Iliade. J’ajouterais aussi que les réflexions de ces cinquante dernières années sur la part de création du sens par les spectateurs d’un film ont prouvé que la valeur d’une œuvre cinématographique réside souvent dans sa capacité à être interprétée au-delà des volontés initiales de ses auteurs.
À noter que je me réfèrerais ici à la version longue, celle du réalisateur (« director’s cut »), qui enrichit grandement l’œuvre, mais la plupart des remarques valent pour la version courte.
LE PERSONNAGE
Dans un film unique et isolé adaptant une épopée comprenant une bonne centaine de personnages légendaires et un bon millier d’autres très développés, il est nécessaire de supprimer la plupart d’entre eux. En fusionner plusieurs en quelques personnages clés est la solution la plus habile pour conserver le maximum de l’œuvre originelle.
La Briséis du film, qu’on appellera désormais Briséis tout court, en est l’exemple le plus extrême, réunissant :
– la Briséisoriginelle bien sûr, la captive d’Achille qu’il aime (ou croit aimer) dans l’Iliade. Le personnage est basé sur elle avant tout. Pas besoin d’entrer dans les détails.
– Cassandre, fille de Priam. La liste des emprunts au personnage est incroyablement longue, quelques exemples : cette Briséis est nièce de Priam et pleinement membre de la famille royale (peut-être même plus appréciée encore par les Priamides du film, Hector et Pâris, que la Cassandre mythologique) ; Cassandre est, dans certaines versions du mythe, prêtresse d’Apollon comme Briséis ici et, dans absolument toutes les versions, elle est profondément liée à Apollon ; la beauté de Cassandre provoque la mort de ses prétendants dans bien des légendes (y compris, dans une version, d’un seigneur achéen qui aurait été prêt à trahir…), ici Briséis cause celle d’Achille ; dans le film, lors de la chute de Troie, Briséis est violentée par un seigneur achéen alors qu’elle demande la protection d’une divinité devant sa statue, dans le mythe, Cassandre est violentée par un seigneur achéen alors qu’elle demande la protection d’une divinité devant sa statue (image reproduite à foison pendant des siècles, preuve de sa grande importance culturelle) ; etc.
– Chryséis, fille d’un prêtre d’Apollon. Beaucoup d’éléments essentiels sont là, sous une forme modifiée : Briséis est prêtresse d’Apollon ; la statue d’Apollon de son temple est profanée par Achille (si on considère que les dieux agissent en sous-main dans le film, on lie forcément cette profanation aux malheurs typiquement apolliniens qui frapperont les Achéens ensuite ce qui crée un parallèle avec, dans l’Iliade, la colère d’Apollon devant le sacrilège que commettent les Achéens en ne rendant pas Chryséis à son père) ; Briséis est finalement rendue à sa famille sans rançon, contrairement aux usages, comme l’a été Chryséis ; etc.
– Polyxène, fille de Priam absente de l’Iliade. Amour d’Achille dans de nombreuses histoires post-Iliade(comme Briséis), elle lui rend cet amour dans certaines versions du mythe (idem), le pousse à la défection (idem), provoque involontairement sa mort (idem), etc. Sans oublier que les représentations de Polyxène (et de Cassandre !) dans l’Antiquité la montrent parfois tirée violemment par les cheveux par un seigneur achéen, et que Briséis est longuement tirée par les cheveux par Agamemnon.
Il faut ajouter à tout cela un élément clé pris à Clytemnestre : le film ne peut pas raconter le retour des Achéens chez eux et donc la mort d’Agamemnon sans faire un épilogue, exercice hautement périlleux en matière de cinéma et qui a été sagement évité. Si le film se terminait sur le triomphe du roi des rois, ce serait un contresens terrible par rapport au mythe.
Idée ingénieuse : puisqu’il est censé mourir par la faute d’une femme, le faire tuer par une autre, Briséis, lors de la chute de Troie afin qu’il prenne la ville mais que les spectateurs soient conscients qu’il n’aura pas le temps de savourer sa victoire.
Il y a égalementun emprunt direct à Athénapuisque Briséis joue son rôle dans la scène de l’explosion de la colère d’Achille.
On voit dans ce personnage à quel point le film ose aller puiser dans toutes les sources antiques de l’épopée et pas seulement dans l’Iliadedont il n’est en aucun cas une simple adaptation : la moitié se passe avant ou après !
Ses auteurs l’ont toujours rappelé haut et fort, ainsi David Benioff : « Des dizaines de versions différentes de la guerre ont été racontées et mon scénario a pillé des idées dans plusieurs d’entre elles. Le scénario n’est pas, en vérité, une adaptation de l’Iliade. C’est un nouveau récit de l’ensemble de l’histoire de la guerre de Troie. » (« Dozens of different versions of the War have been told, and my script ransacks ideas from several of them. The script is not, truly, an adaptation of the Iliad. It is a retelling of the entire Trojan War story. »)
LA SCÈNE
Le contexte : Troie est en train de tomber, les Achéens se répandent dans la ville, des incendies démarrent. Des chevaux sortent paniqués d’un bâtiment en feu. Quelques scènes de destruction suivent.
Briséis court dans un couloir quand surgit un grand cheval blanc qui passe près de l’écraser. Elle survit en s’effaçant devant lui, se jetant sur le côté et se plaquant contre un mur.
La scène ne dure que quelques secondes, n’ajoute absolument rien à l’intrigue, n’est pas spectaculaire (selon les critères contemporains d’Hollywood), a du coûter une fortune, bref elle semble injustifiée. De plus, elle est conservée dans la version courte du film alors que la version longue permet de découvrir de nombreuses scènes bien plus importantes a priori qui sont, elles, passées à la trappe ! Absurde ? Non !
Tout d’abord, la scène est esthétiquement réussie et donne brièvement un éclairage plus épique et moins prosaïque au saccage de la cité, particulièrement effroyable (surtout dans la version longue), ce qui n’était pas superflu.
Mais, surtout, ces quelques secondes portent des messages qui toucheront, au minimum, le subconscient des spectateurs et raviront les passionnés de l’Iliade.
LE TRIOMPHE DES ACHÉENS
Briséis incarne Troie dans le film. Elle est belle, noble et civilisée comme sa ville, elle est prêtresse du dieu qui protège la cité et elle est membre de la famille royale dans un univers où cité et famille royale sont indissociables.
Le cheval incarne Poséidon. Un cheval sans cavalier, a fortiori blanc comme Pégase, incarne symboliquement dans ce contexte mythologique ce dieu extrêmement pro-Achéens : de toutes les divinités celle qui représente le mieux la soldatesque qui ravage la cité à cet instant, une foule née de la mer qui a débarqué, comme le film le montre longuement, de navires qu’on n’a jamais vu appareiller – un choix de mise en scène significatif. De surcroit, c’est cette même soldatesque, en partie sortie elle-même du ventre d’un cheval, et donc « engendrée » par le dieu, qui a provoqué la libération du cheval blanc de son écurie un peu plus tôt et l’a fait ainsi naitre à nos yeux de spectateurs.
Briséis s’efface devant le cheval-Poséidon : Troie s’efface devant les Achéens.
Toute opposition frontale est désormais inutile et ne conduirait qu’à la mort, le seul espoir est dans la survie pour reconstruire quelque chose ailleurs, comme Énée, Anténor et bien d’autres Troyens dans de nombreuses légendes.
Le magnifique animal est filmé de façon à le rendre encore plus majestueux et dominateur, Briséis semblant minuscule et fragile à côté. Le cheval triomphe et poursuit sa route laissant Briséis parfaitement indemne, on comprend inconsciemment qu’elle aussi poursuivra son chemin et que son destin commence à se séparer de celui de sa cité. Message renforcé par l’enchainement immédiat entre un plan serré sur Briséis et la scène où Andromaque fuit à travers les souterrains.
On a là un présage que Briséis survivra mais pas sa ville, un présage bien dissimulé, tout à fait dans l’esprit de ceux dont Homère parsème l’Iliadeet qui ne se comprennent parfois que grâce aux analyses des experts les plus passionnés.
DIEUX ET CINEMA
Représenter les dieux gréco-romains dans un film par des acteurs en toge, généralement entourés de nuages, s’est rarement révélé être une bonne idée…
Le réalisateur et le scénariste deTroieont décidé d’éviter cet écueil. Au vu de l’implication fréquente et décisive des dieux dans l’épopée troyenne, cela les a forcés à utiliser allégories, métaphores et simples allusions pour conserver une part de cet aspect essentiel du mythe. Un choix cohérent avec d’innombrables adaptations passées de la guerre de Troie sous diverses formes (littéraires, cinématographiques, théâtrales…)
Beaucoup du sens et de la poésie des interventions divines a du être abandonné en cours de route et les idées qui ont les remplacés constituent parfois les points les plus faibles du film : la scène terriblement contre nature du meurtre de Ménélas par Hector se substituant à l’intervention d’Aphrodite pour sauver Pâris est probablement la plus malvenue des infidélités commises par le scénariste et même si les raisons cinématographiques de cette facilité sont nombreuses, cette scène n’en reste pas moins impardonnable à mes yeux. À l’inverse, la scène du cheval et de Briséis est, à mon avis, la plus habilement menée pour gérer ce changement majeur d’approche des dieux par rapport au cycle troyen originel.
THÉOMACHIE
L’affrontement des dieux est un moment fort de l’Iliade et annonce la défaite finale des Troyens. Le moment le plus significatif en est probablement le duel entre Poséidon et Apollon esquivé par ce dernier qui s’efface sans combattre. Le lien avec la scène où s’affronte le cheval blanc sans cavalier et le seul personnage de prêtresse d’Apollon du film saute aux yeux. L’attitude de la pacifique Briséis reflète même celle du dieu archer à cet instant qui, après tant d’efforts pour inverser le cours des choses, cède devant la fougue et la détermination du camp achéen et se contentera finalement de ne sauver que ce qui peut encore l’être.
Le choix d’une scène centrée autour d’une représentation symbolique de Poséidon, plutôt qu’une avec la très populaire Athéna par exemple, n’est pas une surprise de la part de Wolfgang Petersen, réalisateur qui a toujours gardé une fascination pour les navires et le potentiel funeste de l’élément marin. Le film qu’il tournera peu après Troieportera justement le nom du dieu des mers.
Yann Moreau