Lucrèce est l’héroïne d’un épisode de l’histoire romaine, rapporté par Tite-Live (I, 58), Ovide et Boccace ; elle épouse Tarquin Collatin, parent du dernier roi légendaire de Rome, Tarquin le Superbe (524-510 av. Jésus-Christ) ; en 509 le fils de ce dernier, Tarquin Sextus, amoureux fou de Lucrèce, la viole dans sa chambre ; l’épouse avoue son déshonneur à son mari puis se poignarde devant lui ; le frère de Lucrèce, Lucius Junius Brutus, soutenu par Tarquin Collatin, exécute le criminel, renverse la monarchie et établit la république.
Le destin tragique de Lucrèce est un sujet de méditation pour les humanistes du XVIe siècle, la jeune femme incarnant non seulement l’idéal de vertu conjugale, mais le triomphe de la beauté sur l’arbitraire. Les peintres préfèrent évoquer le suicide de Lucrèce, nœud de la tragédie ; Titien lui-même peint cet épisode dans le tableau d’Hampton Court (vers 1520-1524) ; mais son goût pour les effets dramatiques de la vertu outragée, pour le nu féminin, et pour la confrontation psychologique entre deux figures aboutit aux trois versions de Tarquin et Lucrèce (Bordeaux, Vienne et Cambridge) où le maître, à la fin de sa vie, vers 1571, ose décrire l’instant du viol plutôt que ses conséquences.
Eléments de commentaire :
Composition
01. Trois lignes horizontales principales se dégagent du tableau : la première reliant la main armée de Tarquin à celle de Lucrèce, la seconde qui semble suivre le regard du personnage caché derrière le rideau, la troisième courant le long du matelas et passant par le genou de Lucrèce, le pied droit de Tarquin et l’arrière de son genou gauche ; cette première et troisième lignes horizontales recentrent notre regard sur l’action du tableau.
02. On peut distinguer deux lignes de force verticales fortes : la première à gauche qui passe par l’extrémité de la dague de Tarquin, l’arrière de son pantalon et l’angle du lit, la seconde plus nettement marquée encore qui suit le bras levé de Lucrèce, passe derrière sa hanche gauche et finit à la pointe du soulier de Lucrèce où figure la signature du peintre.
03. Lignes horizontales et lignes verticales forment ici un nouveau cadre à l’intérieur du cadre qui oriente notre regard vers le centre du tableau qui contient l’essentiel de l’action.
Lignes de force
04. Deux diagonales (tracées en rouge sur le tableau), l’une qui suit de haut en bas le bras armé de Tarquin et celui de Lucrèce qui repousse son agresseur, l’autre qui suit de bas en haut les jambes de Tarquin et le corps incliné de Lucrèce, forment un triangle dirigé vers la droite qui indique le sens de lecture et crée le principal mouvement du tableau : la chute de Tarquin qui fond sur sa proie.
05. Ces deux diagonales sont renforcées par deux diagonales parallèles qui passent respectivement par les regard des deux personnages et le pied, la cuisse et la hanche de Lucrèce.
06. On remarquera également deux autres diagonales (tracées en bleu sur l’image) qui semblent répondre aux premières. L’une suit le mouvement du buste et la tête de Tarquin. L’autre emprunte la cuisse de Tarquin, le drap posé sur la cuisse de Lucrèce et le talon de la chaussure de cette dernière.
07. Ces diagonales sont également renforcées par deux diagonales parallèles qui trouvent leur origine dans le regard du troisième personnage. Ces quatre diagonales correspondent au champ de vision de ce personnage qui observe la scène normalement sans témoin.
Découpage
08. Le découpage vertical du tableau par son milieu distingue, à droite, la jeune Lucrèce surprise dans son sommeil et dans sa chambre au beau milieu de la nuit, à gauche, l’entrée de l’agresseur et du troisième personnage qui viennent violer l’intimité de la jeune femme.
09. Le découpage horizontal du tableau par son milieu sépare, en haut, les personnages et l’agression à l’arme blanche, en bas, l’agression sexuelle habilement et nettement suggérée.
10. Le quadrillage qui découle du tracé des médianes isole : 1) le bras armé de Tarquin et le troisième personnage ; 2) les visages de l’agresseur et de sa victime qui se débat ; 3) le bas du corps de Tarquin et les jambes écartées de Lucrèce ; 4) le corps nu de la jeune femme, objet des désirs de Tarquin.
11. Le découpage du tableau par les diagonales du rectangle est également intéressant : 1) l’agresseur ; 2) la victime ; 3) le viol suggéré ; 4) les intrus : corps de Tarquin et troisième personnage.
Couleurs
12. On trouve dans le tableau une prédominance de la couleur classique vénitienne (voir également la version de Bordeaux dans le portfolio ci-dessous) et on remarque un fort clair-obscur dramatique qu’accentue l’aspect thématique de l’assassinat. Deux couleurs s’opposent brutalement : à gauche, le rouge, symbole de la violence, du désir et du sang, du costume et de la barbe (rousse) de Tarquin ; à droite le blanc, symbole de pureté d’innocence et de douceur, de la couche et le rose de la peau de la jeune femme qui assure la transition entre rouge et blanc.
Détails et symboles
13. Les deux jambes de Tarquin alignées et munies de chaussettes rouges symbolisent à n’en pas douter le désir érectile du jeune prince…
14. … de même que le repli de drap opportunément jeté sur le bas ventre de Lucrèce semble bien représenter le sexe de celle-ci : d’une certaine façon, le viol de l’épouse de Collatin a donc bien lieu sous nos yeux.
15. Le costume à la turque de tarquin ajoute à l’allure théâtrale de la scène. On peut également y voir la traditionnelle opposition du “barbare” (Sextus et son père Tarquinius Superbus sont finalement des Sabins) et du “bon romain de souche” (Lucrèce et Collatin).
16. Le personnage qui ouvre le rideau sur cette scène d’agression est peut-être celui que mentionne Tite Live dans son Histoire romaine (I, 58) : Sextus Tarquinius inscio Conlatino cum comite uno Collatiam uenit. Sextus Tarquinius, à l’insu de Collatin, vint à Collatie accompagné d’un seul homme.”
17. En bas à droite, on remarquera la signature de l’artiste, inscrite à l’intérieur du soulier de la jeune femme.
18. On notera également ce qui est certainement une erreur de proportion entre les deux jambes de Lucrèce.
20. Enfin on pourra peut-être tenter un audacieux rapprochement entre la forme du repli du drap dans l’entre-jambe de Lucrèce et la manche repliée de Tarquin. Sans parler de la valeur métaphorique du glaive dégainé (stricto gladio dans le texte), qui est plus appuyée encore dans la version bordelaise du tableau où le coutelas recourbé décrit une parabole qui passe entre les jambes de Lucrèce (image 24).
Pour aller plus loin
La radiographie de la toile met en évidence le premier jet de la composition, ses modifications originales et les restaurations ultérieures ; ainsi, on s’aperçoit que l’artiste, pour la position du bras droit de Tarquin, a hésité entre un geste levé au-dessus de sa tête, et le geste abaissé, plus choquant, qu’il préfère dans celle de Bordeaux.
Le choix final de la version de Cambridge s’explique sans doute à cause de la destination de l’œuvre au très catholique Philippe II d’Espagne.
La peinture appliquée en couches épaisses donne aux surfaces une présence tactile qui renforce la violence de la scène.
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POLY ELEVE – Titien – Tarquin et Lucrèce (3 versions + suicide de Lucrèce)
Titien, Tarquin et Lucrèce (diaporama d’analyse à remplir par les élèves) PDF
DOC ELEVE – Titien, Tarquin et Lucrèce (diaporama d’analyse à remplir par les élèves)
Portfolio – Titien, Tarquin et Lucrèce (analyse – R. Delord)