C’est un topos du discours sur les langues anciennes de déplorer le faible niveau linguistique des élèves.
Les explications proposées à cet état de fait sont diverses et parfois contradictoires : certains mettent en avant le faible nombre d’heures; d’autres le contenu des cours trop axé sur l’animation culturelle aux dépens d’un apprentissage structuré et progressif de la langue; d’autres encore le décrochage progressif de l’apprentissage de la grammaire scolaire en français, qui aurait un impact sur l’apprentissage de celle du latin.
Il est une piste qui n’a pas été explorée jusqu’ici et qui va être l’objet de ce billet : la question de la pratique de la langue.
Cette notion de pratique est issue les articles de Claude Fiévet. Olivier Rimbault met à disposition sur son site, pour ceux qui sont intéressés, c’est ICI (lien cliquable).
Pour mémoire, Claude Fiévet est un professeur de littérature latine qui, nommé à l’Université de Pau, s’est vu attribuer le groupe des latinistes débutants avec pour mission de les amener à la fin de leurs deux années de DEUG (nous sommes bien avant la réforme LMD) au niveau du groupe des “confirmés” i.e. les élèves qui avaient pratiqué le latin depuis le collège et au lycée.
Claude Fiévet s’est donc retrouvé confronté à la problématique suivante : rendre possible, en deux années d’apprentissage seulement, la compréhension d’un texte littéraire en langue latine. Il expose l’origine de ses choix didactiques et pédagogiques, ainsi que ses considérations sur l’état de l’enseignement du latin, dans un texte à la fois précieux et effrayant:
“Apprendre à comprendre”, par Claude Fiévet
Précieux, car les textes théoriques sur la didactique des langues anciennes en langue française ne sont pas légion. On peut citer les deux numéros des Cahiers Pédagogiques (avril 1997 et novembre 2013), le livre de Mireille Ko, Enseigner les langues anciennes (2000) et celui d’Anne Armand, Didactique des langues anciennes (1997). Effrayant, car les constats qu’il dresse sont toujours d’actualité alors que ce texte date de 1985:
“on adresse au latin – qui, en soi, n’est pas un système linguistique plus complexe qu’un autre – des griefs qui seraient mieux adressés aux méthodes employées pour l’enseigner.”.
Le coeur du propos de Claude Fiévet est le suivant : on a fait du latin un prétexte à autre chose. Pour les uns, l’étude du latin apporte la “rigueur intellectuelle”; pour d’autres “la culture générale”; et plus récemment “la compétence en lecture”. On a ainsi perdu de vue la finalité de l’étude du latin : la lecture aisée des textes littéraires de l’Antiquité grecque et latine.
Les tenants de la rigueur intellectuelle seraient dans l’erreur, car ce qu’ils défendent peut s’acquérir par d’autres voies, moins artificielles. Ceux de la culture générale oublieraient que leur perspective humaniste n’implique pas la connaissance de la langue.
Quant aux derniers, ils créent par leur démarche pédagogique une illusion de compétence qui ne tient pas lorsque l’étudiant se retrouve réellement face à un texte en langue latine.
Pour Fiévet, l’objectif de l’apprentissage du latin doit être la compréhension naturelle des textes. Pour ce faire – et on peut, sur ce point, se demander si la philosophie pédagogique de Claude Fiévet n’a pas eu quelque effet – il propose de substituer à la pédagogie dite traditionnelle de “l’analyse-traduction” une “pédagogie de la compréhension”.
Les bases de sa réflexion pédagogique ont été “les progrès accomplis dans la didactique des langues vivantes”. Ce que Fiévet reproche finalement à ce qu’il appelle les “méthodes traditionnelles”, qui vont de l’analyse grammaticale à la version, c’est qu’elles induisent, paradoxalement, une absence de pratique, c’est-à-dire utilisation abstraite, désincarnée, de la langue :
“La traduction (…) détourne de la langue-cible une part importante de l’effort pour résoudre des problèmes dans la langue d’arrivée; (…) en atomisant systématiquement la phrase en micro-segments, elle est fondamentalement contraire au fonctionnement associatif et synthétique de la pensée”.
Mais Fiévet se méfie aussi des méthodes directes (ce qu’il appelle les “méthodes audio-orales” et les “méthodes audio-visuelles”) car elles “s’essoufflent au delà d’un certain seuil” et “révèlent leur insuffisance dès lors qu’il s’agit de passer au texte littéraire” :
“Or, en latin, la finalité n’est pas d’apprendre à parler sur des sujets de la vie quotidienne, mais bien d’apprendre à lire la langue souvent très élaborée des textes littéraires.”
Fiévet propose donc une solution médiane, en retenant de chaque méthode ce qui permet la compréhension rapide des textes littéraires. Et cela passe, pour ce qui est des méthodes directes, par la pratique du latin oralisé, pour faire apparaître constamment le lexique (sur lequel Fiévet insiste beaucoup) et les structures grammaticales élémentaires:
“La résurgence permanente du lexique et des structures syntaxiques, avec une fréquence élevée, entraîne nécessairement une familiarisation avec la langue et une intériorisation de ses mécanismes que ne saurait permettre une démarche analytique. Elle fait acquérir et réactive constamment un véritable savoir-faire dans le minimum de temps”.
Les perspectives offertes par Claude Fiévet sont intéressantes, stimulantes, et on sait (certains anciens étudiants, membres ou non de l’association ATC, peuvent en témoigner) leur efficacité.
Mais, malgré leur valeur, si ces choix pédagogiques n’ont pas été diffusés, cela tient selon moi à plusieurs facteurs:
Le premier facteur est le fait que, comme les professeurs de langues anciennes eux-mêmes n’ont pas été formés de cette manière, ils ne se sentent ni légitimes ni armés pour pouvoir appliquer ces principes.
Le second facteur est celui de la justification de l’existence des langues anciennes dans l’enseignement secondaire par la valeur culturelle des textes. Ce refuge derrière le texte authentique pour légitimer l’étude des langues anciennes a paradoxalement abouti à un abandon de la pratique de la langue. Car l’étude de la langue à partir des textes littéraires n’est pas un processus naturel, mais celui d’un savant déjà expert dans la langue en question. Une simple lecture des textes n’induit pas une pratique de la langue mais plutôt une compréhension de celle-ci.
Lorsque cette option pédagogique – je veux dire celle de la compréhension de lecture – s’est imposée, a été théorisé dans le même temps l’abandon du thème, notamment par Anne Armand, qui, dans son ouvrage Didactique des langues anciennes, s’emploie à démonter l’intérêt des exercices traditionnels du cours de langue ancienne à savoir le thème et la version. Elle explique notamment que :
« Seuls les spécialistes ont un jour à écrire un texte latin correct. Pour la grande majorité des latinistes et hellénistes, il n’y a qu’une opération, celle du décodage, de la lecture, et pas d’opération d’encodage de fabrication de message.» (p. 25)
Anne Armand fait clairement référence au parangon de l’exercice du thème: le thème d’agrégation, exercice qu’on peut juger effectivement artificiel, mais qui permet tout de même de jauger les connaissances grammaticales, lexicales et syntaxiques des candidats et leur réactivité face à une difficulté. La logique de cette argumentation contre le thème est de dire «à quoi bon former toute une cordée de latinistes et hellénistes à un exercice qui ne concernera qu’une petite minorité d’entre eux lors d’un éventuel passage de concours d’enseignement?».
Or, tout comme la question du texte authentique a abouti à l’interdit de toute utilisation du texte reconstruit ou inventé, faisant fi de son intérêt dans la progression de l’apprentissage, la question de l’abandon du thème a entraîné une sorte de tabou qui a rendu l’écriture en langues anciennes très minoritaire dans le cours de latin et de grec.
Mais revenons à Claude Fiévet. Comme nous l’avons dit, Claude Fiévet déplore dans la pédagogie traditionnelle l’absence de pratique de la langue et c’est pour cela qu’il a construit peu à peu sa méthode audio-orale.
Une autre manière de pratiquer la langue afin de consolider les apprentissages faits en lecture de texte ne serait-elle pas d’écrire en latin ? Revenir non pas au thème grammatical mais à une écriture d’invention, une écriture inventive, presque joyeuse, en langue ancienne ne pourrait-il pas permettre de marcher sur ses deux jambes dans l’apprentissage de la langue : la lecture et l’écriture ? Or, la perspective que les élèves écrivent en latin est totalement absente des programmes actuels.
De plus, les professeurs se sentiraient plus à l’aise dans une pratique d’écrit qui est proche de leur formation initiale, alors qu’ils semblent beaucoup plus réticents à se lancer dans une pratique orale. Et elle serait tout aussi simple à mettre en place de manière régulière, car ce qui fait la force de la méthode audio-orale, comme le dit Claude Fiévet lui-même, c’est la fréquence de la pratique.
Allons plus loin : pourquoi les professeurs de lettres classiques, qui sont donc des professeurs de lettres, ont-ils des scrupules à utiliser en cours de latin les techniques didactiques donc ils sont familiers dans leur enseignement du français : écriture de récit, journal de classe, blog…?
Une discussion avec mes collègues de lettres classiques au sein du groupe Facebook Arrête Ton Char m’a permis de lister rapidement les pratiques des collègues en terme d’écriture en latin. En voici une liste indicative et incomplète:
* tenue d’un blog en latin,
* contributions au wikipedia en latin,
* écriture d’une chronique latine sur un personnage fictif,
* journal de bord,
* écriture du cours directement en latin,
* thème d’imitation (Pline, Apicius, Plaute…),
* écriture libre en latin,
* bande dessinée…
Ecrire régulièrement en latin pourrait permettre de réinvestir certaines connaissances vues en cours et les solidifier par une pratique de la langue qui, si elle reste exigeante du point de vue des normes linguistiques, serait plus détendue, presque récréative et riche pour l’apprentissage. Reste maintenant à installer cette pratique dans l’arsenal didactique du professeur de langues anciennes.
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