La phrase grecque du mois : l’incipit du Premier hymne delphique à Apollon

La phrase grecque du mois :

L’incipit du Premier Hymne delphique à Apollon

[Κέκλυθ’  Ἑλικ]ῶνα  βαθύδενδρον  αἳ λά[χετε

Διὸ]ς  ἐ[ρι]ϐρόμου  θύγατρες  εὐώλ[ενοι]

 

Contribution de Laurent Caillot pour ATC,
relecture de Nadia Pla (ATC)

 

 

Bas-relief en plâtre d’après La Danse des Muses sur le Mont Hélicon, par Bertel Thorvaldsen (1806-1807), source : Thorvaldsen Museum de Copenhague

 

Ce mois-ci, nous allons nous intéresser à un chant célèbre de la Grèce antique : le Premier hymne delphique à Apollon. Il s’agit d’un péan, en l’honneur d’Apollon, d’un chant d’allégresse joué en 128 avant JC lors d’une procession religieuse des Athéniens vers Delphes. Cet hymne delphique est exceptionnel car c’est la plus ancienne partition musicale grecque qui nous soit parvenue, alors que les notations musicales antiques ont été d’une manière générale très peu conservées.

 

Un chef d’œuvre de poésie

Nous allons voyager dans l’étymologie, la grammaire et la mythologie mais commençons par déchiffrer ces quelques mots de poésie. Voici comment se présentait l’incipit de cet hymne, à savoir son début, ses premiers mots. Les lettres entre crochets correspondent à la reconstitution proposée par les philologues exempli gratia. Rappelons dès à présent qu’en poésie, l’agencement des mots est encore plus libre que dans la prose et prenons-les donc dans l’ordre qui serait logique en français.

Première strophe du Premier Hymne delphique avec sa notation musicale. Source : Anne Bélis, Corpus des inscriptions de Delphes. Tome III – Les hymnes à Apollon. Étude épigraphique et musicale, École française d’Athènes, Diffusion de Boccard, 1992.

 

[Κέκλυθ’] (kékluth’) : écoutez

L’hymne, entonné par le chœur, commence par une interpellation. Nous reconnaissons dans Κέκλυθ’ (kékluth) le redoublement de la consonne κ : c’est l’indice d’un indicatif parfait, qui exprime généralement le résultat présent d’une action passée ; dans notre cas il a plutôt la valeur d’un présent. Le verbe d’origine, κλύω (kluô), signifie : j’écoute.

Κέκλυθ’ correspond à l’impératif parfait actif, à la deuxième personne du pluriel : écoutez, qui se dit normalement κέκλυτε (kekluté). Alors pourquoi ce thêta (θ) et l’apostrophe ? Tous deux proviennent de l’élision de l’epsilon final devant le mot suivant, Ἑλικῶνα (hélinôka), qui lui porte un esprit rude, autrement dit une aspiration de la voyelle initiale, elle aussi epsilon. Or devant une voyelle aspirée, la consonne sonore (τ, un tau) se transforme en sourde aspirée et est notée thêta. Mais à qui donc s’adresse le chœur ?

 

θύγατρες εὐώλ[ενοι] : filles aux beaux bras

Souvenons-nous que l’ordre des mots n’est pas linéaire et déplaçons-nous vers l’avant pour en trouver au vocatif. Le vocatif est le cas des personnes ou des choses auxquelles le locuteur s’adresse ; il est ici identique au nominatif. Θύγατρες – thugatrés) est le pluriel de θυγάτηρ (thugatèr), la fille, au sens de la filiation.

Ces filles sont qualifiées par un adjectif épithète, qui est composé : εὐώλενοι (euôlénoï). Le préfixe εὐ (eu) désigne quelque chose de bien et connaît en française une large postérité : eugénisme, eucharistie, euphémisme, euphonique… De son côté, ὠλένη (ôlénè) signifie le haut du bras, le coude et par extension le bras. La composition des deux termes donne des personnes (οι – oï étant la désinence du vocatif pluriel) aux beaux bras. Pourquoi une terminaison masculine de l’adjectif alors que le nom est incontestablement féminin ? C’est que cet adjectif est épicène (le féminin étant identique au masculin) du fait de l’existence du préfixe. Tout cela ne nous renseigne pour autant pas encore sur l’identité de ces fameuses filles, alors continuons.

 

Διὸ]ς ἐ[ρι]ϐρόμου : de Zeus tonitruant

Intéressons-nous à ces deux mots au génitif, placés juste avant θύγατρες εὐώλενοι. A commencer par Διός (Dios), de Ζεύς (Zeus), dieu du ciel et du tonnerre. Zeus est ici qualifié de ἐρίϐρομος (épibromos), que nous allons décomposer : βρόμος (bromos), le grondement et ἔρις (éris), la querelle ou la discorde. C’est donc Zeus tonitruant. Nous progressons mais sachant que Zeus, prompt à se métamorphoser et séducteur impénitent, eut une descendance nombreuse, comment déterminer précisément de quelles filles il s’agit ? Poursuivons notre enquête.

 

αἳ λά[χετε : qui avez en partage

Nous remarquons tout d’abord ce petit mot, au nominatif féminin pluriel : αἵ (aï). Il ressemble à l’article défini αἱ (aï) mais, à la différence de ce dernier, il porte un accent, ce qui en fait un pronom relatif, dont l’antécédent est Θύγατρες (thugatrès). Il introduit la proposition relative qui va qualifier ces filles et nous permettre de déterminer leur identité. Ce pronom est immédiatement suivi du verbe λάχετε (lakhété). Il s’agit d’un aoriste, qui ici exprime une action passée ponctuelle et correspond à notre passé simple. Il est à la deuxième personne du pluriel (comme κέκλυτε – kékluté). Son verbe d’origine, λαγχάνω (lankhanô), signifie obtenir par le sort ou la volonté des dieux et a le sens d’avoir en partage, à l’aoriste. Et qu’est-ce que ces filles aux beaux bras de Zeus tonitruant ont pu recevoir en partage ?

 

Ἑλικ]ῶνα βαθύδενδρον : l’Hélicôn aux bois profonds

Il nous reste à déchiffrer les deux mots qui se trouvent entre l’impératif du début de l’hymne et le pronom relatif. Ce groupe nominal est à l’accusatif singulier neutre, ce qui en fait bien le complément d’objet direct de λάχετε (lakhété). Ἑλικών désigne l’Hélicôn, cette chaîne de montagne de la Phocide, cette province située dans la partie continentale de la Grèce, à l’ouest de la Béotie, elle-même à l’ouest de l’Attique, la région d’Athènes. Au passage, la dénomination Hélicôn provient du caractère enroulé et sinueux (ἑλικτόν – hélikton) de ce massif – le mot ἕλιξ (hélix), spirale, étant à l’origine de notre hélice.

Source : Delphes, le mont Parnasse et la Phocide. Un supplément pour Kosmos BoL, Pierre Cuvelier, 2020

L’Hélicôn est également une montagne boisée et nous reconnaissons justement deux racines dans l’adjectif βαθύδενδρον (bathudendron) : βαθύ (bathu), profond (cf. bathymètre, bathyscaphe) et δένδρον (dendron), l’arbre (cf. le rhododendron ou arbre à rose).

 

Synthèse : les Muses

Ces jeunes filles sont donc les neuf Muses (Μοῦσαι – Mousai), filles de Zeus et de Mnémosyne (la Mémoire), qui vivent sur l’Hélicôn et qui forment le cortège d’Apollon, dont elles sont les demi-sœurs puisqu’Apollon est aussi fils de Zeus. Elles sont justement représentées ci-dessous autour d’Apollon, sur le mont Parnasse.

Source : Peinture de Giovan-Francesco Romanelli (1610-1662) au plafond de la Galerie Mazarine du site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France

 

Le sens de l’incipit

Afin de rendre le sens de la proposition relative, l’incipit peut être ainsi traduit : « [Écoutez], vous qui [avez en partage l’Hélicôn] aux bois profonds, filles [aux beaux bras de Zeus retentissant] » (les crochets marquant qu’il s’agit d’une hypothèse de reconstitution).

Remarquons à nouveau la grande liberté d’ordonnancement que permet le grec, langue à flexion, et qui est pleinement exploitée dans la poésie. L’antécédent vient après la proposition relative ; le complément d’objet du verbe de la proposition relative est placé avant celle-ci.

 

À Delphes, en Béotie

L’action décrite par l’hymne se passe autour du sanctuaire d’Apollon à Delphes, lieu particulièrement sacré situé entre le mont Parnasse et le massif de l’Hélicôn. Delphes fut fondée par Zeus qui avait envoyé deux aigles pour déterminer le centre de l’univers (ὀμφαλός, omphalos) ou nombril du monde. La cité devient un lieu d’oracle. Apollon y terrassa le serpent Python qui gardait le sanctuaire de Gaia. Il s’exila pour expier son crime, avant de revenir à Delphes sous la forme d’un dauphin (δελφίς, delphis) pour traverser la mer. Il fut ensuite vénéré sous le nom d’Apollon Pythien et ses oracles interprétés par une prêtresse, la Pythie.

 

Le Trésor des Athéniens

Revenons maintenant au Premier hymne delphique pour dévoiler l’histoire de sa découverte archéologique. Les deux Hymnes delphiques ont été trouvés en 1893 parmi les blocs de pierre de la face sud du Trésor des Athéniens. Ce monument avait été érigé par Athènes sur la voie sacrée du sanctuaire de Delphes, non loin du Temple d’Apollon, en reconnaissance de la victoire de Marathon sur les Perses en 490 avant JC.

Le Trésor des Athéniens dans le sanctuaire d’Apollon à Delphes, source : article Wikipédia sur le Trésor des Athéniens

 

Le plus vieux texte musical grec découvert !

Les Hymnes delphiques trouvés sur les parois du Trésor des Athéniens sont, à ce jour, le plus vieux, le plus long et le mieux conservé des rares chants grecs dotés d’une notation musicale. Ils ont été élaborés en 138 ou 128 avant JC et gravés en 128 ou 106 avant JC. Le Premier Hymne delphique a été composé par un certain Athénaïos. Nous apercevons la notion musicale dans les interlignes du texte.

Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Hymnes_delphiques#/media/Fichier:First_Delphic_Hymn,1st_&_2nd_verse.jpg

 

La Compagnie Demodocos fait revivre cet Hymne delphique

Signalons que l’interprétation lyrique et chorégraphique de cet hymne delphique fait partie du vaste répertoire de la Compagnie Demodocos, fondée par Philippe Brunet, professeur de littérature grecque à l’Université de Rouen et qu’il anime avec François Cam, enseignant en philologie et en musicologie à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté. A cet effet, l’interprétation du Premier Hymne delphique est légèrement adaptée, au tout début du texte, par la substitution du verbe ἔλθεθ'(ε) (impératif aoriste d’ἔρχομαι : venez) au verbe κέκλυθ'(ε) (kékluth’ : écoutez).

Depuis 1995, la Compagnie Demodocos restitue des chants et pièces de la Grèce antique, en grec et en français et en reconstituant la métrique, le lyrisme et la chorégraphie, y compris les vêtements et masques. Elle offre des représentations en particulier à la Sorbonne, à l’occasion des Dionysies (seconde quinzaine de mars), dans des théâtres antiques en été, en France (notamment à Argenton-sur-Creuse) et en Grèce. Cette aventure extraordinaire est relatée notamment par l’interview donnée par Philippe Brunet à la Vie des Classiques en 2018, qu’Arrête ton char avait signalée. Participant aux ateliers Demodocos, je vous donne rendez-vous prochainement pour vous en dire davantage.

 

Et pour aller plus loin

À propos du Premier Hymne delphique à Apollon :

 

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A propos Laurent Caillot

Amateur autodidacte des langues et cultures de l'Antiquité, parallèlement à mon métier d'inspecteur général des affaires sociales

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