Depuis 30 ans, l’Université de Caen mène des recherches pour reconstituer la Rome antique. France 5 a diffusé le 19 septembre 2024 un reportage de très grande qualité sur ces travaux. Arrête ton char a déjà rendu compte dans de nombreux articles rappelés à la fin de cet article. Cette fois, nous vous résumons le reportage diffusé sur France 5 le 19 septembre 2024 ainsi que l’interview du même jour, sur France Inter, des deux responsables du programme Les Nocturnes du Plan de Rome.
La maquette Plan de Rome
L’exceptionnelle maquette de la Rome antique, à l’Université de Caen, est le point de départ des recherches et reconstitutions depuis plus de 30 ans par l’équipe Plan de Rome, qui réunit l’Équipe de recherche sur les Littératures, les Imaginaires et les Sociétés (ERLIS) et le Centre interdisciplinaire de réalité virtuelle (CIREVE). Les deux coordonnateurs en sont :
- Philippe Lebris, professeur émérite en langue et littératures latines, fondateur du CIREVE et responsable du projet Plan de Rome,
- Sophie Madeleine, ingénieure de recherche en analyse de sources anciennes, habilitée à diriger des recherches, directrice du CIREVE
Source : https://rome.unicaen.fr/
Longue de 11 mètres et large de 6 mètres, la maquette a été réalisée en 1900 par Étienne Bigot, un architecte français qui ainsi lauréat du Grand Prix de Rome. Ce plan-relief en plâtre très précis représente les trois cinquièmes de la Rome antique à l’échelle 1/400, sous le règne de Constantin au IVème siècle après JC. Il est classé monument historique.
Comment s’est-elle retrouvée à l’Université de Caen ? Parce qu’elle lui fut léguée après la mort de Paul Bigot alors que la ville normande était à reconstruire après les bombardements intenses de la Seconde guerre mondiale.
Sur cette base et après de nombreux relevés et recherches complémentaires et un travail minutieux menée par des infographistes, l’équipe Plan de Rome a développé une maquette virtuelle. Celle-ci permet de simuler en 3D la vie dans Rome à l’époque, tant dans les lieux publics que dans les habitations, commerces et ouvrages d’art, et ainsi de mieux comprendre l’urbanisme et les prouesses techniques des Romains. C’est aussi un objet de recherche en soi.
La carte Forma Urbis Romae et l’urbanisme de Rome
De la maquette d’Étienne Bigot, nous allons remonter 17 siècles en arrière pour nous intéresser d’abord à la Forma Urbis Romae, extraordinaire plan de Rome réalisé sous Septime Sévère, au début du IIIème siècle après JC.
Cette représentation murale au 1/240 constituée de panneaux de marbre fut la première carte urbanistique au monde ! Pas moins de 1 186 fragments ont été retrouvés, soit 10% de l’ensemble. Elle était aménagée dans une salle couverte adjacente au temple de la Paix, dans le forum de Vespasien, probablement au sein de la préfecture urbaine. Le pan de mur est aujourd’hui une des parois de l’église des Saints Côme et Damien. Décrite dans cet article Wikipedia, la Forma Urbis Romae est mise en valeur dans un musée situé sur le Caelius. Des explications complémentaires et vidéos sont disponibles ici.
Un RDV à noter : une séquence sur la Forma Urbis Romae sera présentée le 5 février 2025 dans le cadre du programme 2024/2025 des Nocturnes du Plan de Rome.
Plus d’un million d’habitants vivaient dans la Rome impériale dont la densité atteignait 55 000 habitants au km2, une concentration 20 fois supérieure à celle de la Rome actuelle. La Forma Vrbis Romae a révélé la hauteur des insulae, jusqu’à 8 niveaux donc des immeubles de près de 30 mètres de haut.
Les techniques romaines de construction
Le reportage présente des exemples tirés de la ville d’Ostie, le port maritime de Rome :
- l’opus reticulatum et le recours aux briques cuites pour le chaînage d’angle des bâtiments,
- l’opus caementicium ou « béton romain » dont des géo-archéologues tentent de percer le secret. Des pierres de tout venant (caementa, notamment des briques et des tuiles concassées) étaient reliées par un mortier spécial, dont la composition mêlait de la pouzzolane (noire), de la chaux (blanche), du tuf (jaune), de la brique ou des tessons (rouges) et de l’eau. On parle de béton hydraulique car le mortier a la propriété de se réparer lui-même : l’eau s’infiltre dans les fissures et des minéraux se cristallisent au contact de la pouzzolane et de la chaux. Cette technique assure une solidité et une longévité exceptionnelles aux constructions.
Le Panthéon de Rome, monument le mieux conservé de la caput orbis, est en l’éclatante illustration. Il porte la plus grande coupole au monde construite sans béton armé, de 43 mètres de diamètre et d’un poids de 4 500 tonnes.
Source : Wikipedia Commons
Outre sa forme de rotonde et l’épaisseur de ses murs à la base (8 mètres), la réussite technique du bâtiment s’explique par le recours à un parement en brique et en opus caementicium. La coupole s’amincit en s’élevant et elle comporte surtout de la pierre ponce en haut. L’oculus de 9 mètres de diamètre allège la structure tout en procurant un puits naturel de lumière. Par ailleurs, les 140 caissons intérieurs permettent de réduire la quantité de matériau nécessaire.
Une eau abondante et de qualité
Rome comportait près d’un millier de thermes, 1 200 fontaines, 4 000 latrines et une centaine de résidences privées directement alimentées en eau potable. L’eau arrivait sous pression grâce aux canalisations en plomb.
La ville était alimentée par 11 aqueducs, dont 2 ont subsisté jusqu’à nos jours : l’Aqua Trajana et l’Aqua Marcia (le plus long avec 91 km). Une carte précise du Latium visualisant ce réseau d’aqueducs est disponible dans cet article Wikipedia.
L’Aqua Trajana recueillait l’eau de plusieurs nappes phréatiques proches du Lacus Sabatinus (actuel lac de Bracciano), par un réseau tentaculaire de galeries souterraines puis l’acheminait par des ouvrages aériens jusqu’au Janicule, sur une distance de 57 km et avec une pente de 2%. Un mortier hydrofuge (opus signinum : débris de terre cuite écrasés) recouvrait les parois et le sol.
Les ingénieurs romains parvenaient à des pentes puis faibles : 0,4% pour l’Aqua Claudia. Le chorobate était l’instrument permettant de gérer cette déclivité. L’eau arrivait dans des citernes servant de bassins de décantation.
Cette eau de grande qualité se déversait dans Rome au rythme de 500 000 litres par jour, soit 500 litres en moyenne par habitant ! Les Romains se méfiaient de l’eau des rivières.
Source : https://rome.unicaen.fr/monument/thermescaracalla/
L’eau alimentait notamment les thermes impériaux, dont ceux de Caracalla bien illustrés dans le reportage. La reconstitution 3D en montre le gigantisme et la polychromie. Pour la première fois, la modélisation concerne aussi le sous-sol, ses galeries à 6 mètres sous terre, ses 49 fours hypocaustes et ses réserves de bois (2 000 tonnes soit 6 mois de chauffage).
L’approvisionnement en eau aidait à gérer le risque d’incendie à Rome – le grand incendie sous Néron dura 6 jours… La foudre était redoutable, le paratonnerre étant inconnu des Romains. La ville regorgeait de matériaux inflammables : bois, huile, braises dans les ateliers d’artisans, braseros… Les vigiles urbani, pompiers de l’époque, patrouillaient régulièrement. Leur pompe à piston fonctionnait avec l’eau prélevée dans les fontaines proches du sinistre et qu’elle pulvérisait jusqu’à une quinzaine de mètres.
Le réseau routier à Rome et dans l’empire
La reconstitution virtuelle de Rome met en exergue cet aspect essentiel de l’urbanisme. On emprunte ainsi la Via Appia, commencée en 312 avant JC et qui relie Rome à Capua et à Brindisi (540 km en 10 jours). Il s’agit de la plus ancienne route au monde à être pavée, au moyen de dalles de basalte soigneusement ajustées entre elles. Les ingénieurs ont eu recours à la groma, équerre optique (deux bras perpendiculaires dotés de fils à plomb) pour aligner le tracé.
L’empire romain était équipé d’un réseau de 320 000 km de routes. Deux dispositifs sont présentés qui facilitaient l’orientation des voyageurs : les bornes miliaires et, moins connus, des gobelets indiquant les distances interurbaines (cf. l’article Wikipedia ad hoc).
Source : Wikipedia Commons
L’approvisionnement de Rome et la distribution de blé
Pas moins de 200 000 citoyens romains étaient inscrits pour bénéficier de la distribution gratuite de blé, auprès d’un guichet déterminé : un sac de 35 kg par mois soit 1,2 kg par jour. Tirage au sort en fonction des places disponibles (après les décès…) puis bénéfice à vie. La préfecture de l’annone dispensait le blé près de l’actuelle place Largo di Torre Argentina. Rome disposait de 300 greniers à blé au IVème siècle après JC.
Les principaux entrepôts se situaient à Ostie. Afin d’accroître les capacités logistiques, cette cité a été dotée sous l’empereur Claude d’une rade de près de 200 hectares et de quais de déchargement sur de nombreux quais à double colonnade.
Source : https://efrome.hypotheses.org/420
Les entrepôts d’Ostie (Grandi Horrea) s’étendaient sur 9 hectares et étaient à la pointe de la technologie. Les sols des pièces de stockage étaient surélevés pour laisser la place à un vide d’air qui captait la fraîcheur du sol. Cette climatisation passive permettait de conserver le blé pendant 5 à 6 mois. Un enduit protecteur recouvrait en outre le blé stocké.
Source : https://efrome.hypotheses.org/420
Le Colisée et son velum
Source : https://rome.unicaen.fr/machine/velumcolisee/
Indispensable pour accueillir les 50 000 spectateurs tout au long de la journée, le système d’ombrage comprenait des toiles tendues par des mâts de 20 mètres de haut au-dessus du 3ème étage du Colisée. L’ensemble pesait 80 tonnes et était actionné par des treuils placés entre 160 bornes disposées autour du bâtiment. 500 personnes nécessaires pour mettre en place le velum en quelques minutes.
La salle à manger tournante de Néron
La localisation de la salle à manger (Cenatio rotunda) que Néron fit construire pour sa Domus Aurea et que Suétone relate dans sa Vie de Néron fut identifiée en 2009 sur une des collines du Palatin.
Source : https://rome.unicaen.fr/machine/cenatiorotunda/
Il s’agissait d’un restaurant panoramique sur un plateau tournant avec le soleil. La machinerie qui occupait tout l’étage inférieur consistait en une roue à aube reliée à un roulement à billes. Une vidéo du CIREVE de l’Université de Caen présente cet édifice extraordinaire.
Celui-ci était doté d’une autre innovation, inspirée de la Grèce : des automates sortant de trappes dans la salle à manger. Le Musée des technologies antiques d’Athènes présente la servante automate de Philon de Byzance (3ème siècle avant JC) qui servait un mélange de vin et d’eau, grâce à un système de piston et de ressorts.
Vitruve, l’ingénieur de génie
Auteur du De architectura, Vitruve était un ingénieur à la fois praticien et théoricien, sous le règne d’Auguste. Son ouvrage traite de l’ensemble de l’ingénierie romaine, bien au-delà de la construction.
Le reportage du Plan de Rome relate notamment l’invention de l’odomètre (une petite occasion de faire du grec : ἡ ὁδός, οῦ : la route, le chemin, la voie et τὸ μέτρον, ου : la mesure) : une charrette dont les roues sont conçues pour parcourir un mille romain en 400 rotations, un engrenage faisait alors tomber un caillou dans un seau ce qui sert de comptage kilométrique !
Les ouvrages devaient, aux yeux de Vitruve, faire preuve de firmitas, utilitas, venustas : solidité, utilité et beauté.
Aux sources du génie romain : un grand pragmatisme et une organisation aussi militaire des chantiers et de la logistique. S’y ajoutait une main d’œuvre abondante, de plusieurs dizaines de milliers d’esclaves sur les chantiers, dans les mines et les carrières.
Ainsi s’achève notre visite virtuelle de Rome… ce squelette de brique recouvert d’une peau de marbre, grâce aux mines de Carrare !
Décidément, beaucoup d’accroches sur des thèmes de civilisation à partir de ce reportage et plus largement du travail de recherche de l’équipe Plan de Rome de l’Université de Caen
Quelques ressources pour aller plus loin
Les travaux de l’équipe Plan de Rome :
- Le reportage sur le génie romain diffusé le 19 septembre 2024 sur France 5 est en replay jusqu’au 5 février 2025 (durée : 1h30)
- L’interview des responsables du programme Plan de Rome sur France Inter le 129 septembre 2024 (durée : 33 mn)
- Le portail Plan de Rome de l’Université de Caen
- Le site Facebook Plan de Rome de l’Université de Caen
Les articles précédents d’Arrête ton char sur la reconstitution 3D de la Rome antique par le CIREVE de l’Université de Caen :
- L’installation d’un obélisque à Rome en 3D
- Roma in tabula: visite virtuelle interactive de Rome en 3D
- Le temple de Vesta et de la maison des Vestales
- Les thermes de Caracalla et leur bibliothèque
- Le temple du divin Claude
- Le forum de Trajan
- Le temple d’Apollon Palatin et sa bibliothèque
- Les latrines du théâtre de Pompée
- Le grand marché (macellum magnum) du Caelius
- Les Saepta Iulia, enceinte destinée aux votes
- Le velum du Colisée
- Visite du Panthéon de Rome en réalité augmentée
Et… l’article récent de Nunc est bidendum sur la distribution de blé à Rome