Arrête Ton Char ! a décidé de donner la parole à des personnalités du monde de la culture, des médias, de l’entreprise et de la politique qui souhaitent témoigner de l’importance des Langues et Cultures de l’Antiquité au XXIème siècle.
Les Langues Anciennes, un exercice de l’intelligence
La question cruciale de l’utilité du latin et du grec ancien m’est posée, comme à tous ceux qui les choisissent, depuis bien longtemps – depuis que, collégienne moi-même, j’ai commencé à les étudier, avant d’en faire ma spécialité puis de les enseigner à mon tour.
Au fil des années, j’ai passé du temps à chercher et à développer des arguments pour y répondre : étymologie, civilisation, droit, littérature… j’ai souvent énuméré les domaines dans lesquels nous devons tant à l’Antiquité gréco-romaine ; devenue professeur, j’ai, comme tout le monde, promis à des collégiens et à leurs parents des progrès en français, par le biais du latin, pour renflouer des groupes d’option parfois un peu maigres par peur des deux ou trois heures de cours hebdomadaires supplémentaires et du travail personnel qu’elles entraînent. Même en classes préparatoires littéraires, où, depuis 2007, tous les étudiants de première année étudient obligatoirement au moins une langue ancienne à laquelle s’ajoute une heure hebdomadaire de culture antique, la bataille n’est pas gagnée pour autant : certains considèrent encore le latin et le grec comme une sorte d’option obligatoire, n’en comprennent pas tout à fait la nécessité et font éventuellement, à tort, l’économie du travail pourtant considérable qu’ils exigent au motif qu’ils n’en poursuivront pas l’étude en khâgne.
C’est dire que l’existence de ces disciplines ne va pas toujours de soi, même aux yeux des premiers concernés, et qu’il faut en permanence insister sur la valeur des humanités dans un parcours scolaire et universitaire pour justifier en quelque sorte leur présence, optionnelle ou non, dans l’emploi du temps. Bien entendu, les professeurs de lettres classiques sont rompus à cet exercice de défense et d’illustration des langues anciennes. Ils rencontrent par chance, à tous les niveaux, assez d’élèves volontaires voire passionnés pour que leurs efforts soient amplement récompensés et que la satisfaction de transmettre ces savoirs fondamentaux l’emporte.
Depuis quelques semaines, l’annonce de la réforme du collège prévue pour 2016 oblige à nouveau à ce travail et à la mobilisation de toutes les forces en faveur d’un enseignement trop souvent menacé. Au motif de rendre le latin et le grec accessibles à un plus grand nombre d’élèves – alors qu’ils sont déjà, en théorie du moins, accessibles à tous par simple choix d’une option qui n’effectue aucune sélection –, ce projet menace en fait le contenu et la régularité de l’enseignement des langues anciennes, pour lesquelles il ne garantit pour l’instant ni programmes précis, ni obligation de suivi d’une année à l’autre, ni même maintien des groupes concernés dans tous les établissements. Diluées dans les promesses assez diffuses de l’interdisciplinarité, elles ne nécessiteront bientôt même plus la présence de professeurs de lettres classiques, cette espèce enseignante ennuyeuse et poussiéreuse à souhait dont on cherche depuis un moment à se débarrasser sans y être pour l’instant parvenu tout à fait.
Nous ne devrions pourtant plus avoir à expliquer que le latin et le grec ancien sont des objets d’étude exigeants, dont l’apprentissage nécessite une grande constance et que l’on ne peut se contenter de saupoudrer ainsi au fil d’un cursus, en remplaçant de fait l’étude de la langue elle-même par quelques allusions semées un peu dans le cours d’histoire, un peu dans le cours de français, un peu ailleurs encore, pourquoi pas – ce qui, de fait, est déjà le cas : après tout, tous les collégiens, même non latinistes et non hellénistes, travaillent sur l’Antiquité gréco-romaine en histoire, sur les grands mythes fondateurs contés par Homère, Virgile ou Ovide en français, et, devenus lycéens, ils étudieront tous Platon ou Lucrèce en cours de philosophie.
La spécificité de l’enseignement des langues anciennes est ailleurs. Il ne s’agit pas seulement de découvrir des civilisations, des récits ou des idées que les traductions disponibles et les ouvrages d’histoire restituent d’ailleurs admirablement bien, même si c’est là aussi l’un des grands plaisirs de la discipline. Apprendre le latin et le grec, c’est d’abord relever un extraordinaire défi intellectuel qu’ils sont seuls à proposer : à la fois mères de la nôtre et très éloignées d’elle par bien des aspects, les langues anciennes nous font approcher et comprendre des systèmes linguistiques spécifiques, partiellement figés dans des écrits datés, appartenant à un monde dont nous sommes certes les héritiers mais dans lequel nous ne vivons plus, de sorte qu’aucun document moderne ne permet de les étudier avec la même spontanéité que nous le ferions pour une langue vivante. Les réflexes de méthode, d’analyse et d’interprétation que nous construisons ainsi à leur contact, les connaissances lexicales et sémantiques que nous forgeons pour les comprendre leur sont donc entièrement propres et nous finirons par les perdre si nous ne luttons pas en leur faveur. Cette agilité intellectuelle est d’autant plus grande qu’elle est développée plus tôt et si ces habitudes particulières d’apprentissage, de lecture et de traduction, prises au collège, sont bonnes, elles demeurent à vie et participent définitivement à la formation de l’esprit, même si l’on choisit plus tard d’autres voies.
Quand nous faisons du latin ou du grec, en effet, nous ne nous contentons pas d’engranger des éléments de vocabulaire ou de culture générale susceptibles de nous rendre service quand, par exemple, nous cherchons à comprendre le sens d’un mot savant par l’étymologie ou à identifier la scène historique ou mythologique représentée par tel ou tel tableau célèbre. Il faut aller plus loin et dire que, quand même ce ne serait pas le cas, quand même nous ne rencontrerions jamais, ni en littérature, ni en grammaire, ni dans l’art, ni dans les sciences, ni dans le droit ou la stratégie militaire, aucune référence à l’Antiquité gréco-romaine, aucune trace de son héritage, l’étude des langues anciennes n’en serait pas moins fondamentale pour la simple et bonne raison qu’elle fait apprendre ce que nulle autre qu’elle ne fait apprendre, qu’elle fait réfléchir à ce que nulle autre qu’elle ne soumet à la réflexion, qu’elle enseigne la rigueur et entraîne la mémoire, qu’elle élargit l’horizon des connaissances en proposant aux plus audacieux des centres d’intérêt nouveaux, en un mot, qu’elle rend plus curieux et exerce l’intelligence d’une façon unique qui, si elle disparaissait, manquerait à l’éventail de nos disciplines intellectuelles.
Si nous ne suscitons pas ces vocations dès le collège, nous manquerons un jour de spécialistes pour s’attaquer aux textes non traduits ou pour faire évoluer notre compréhension et notre interprétation de ceux qui le sont déjà ; alors, ce ne seront plus seulement les langues elles-mêmes qui nous deviendront inaccessibles, mais bien les civilisations dont elles sont porteuses. Ne commettons pas l’erreur de penser que le monde commence avec nous, que le plus ancien échoue à éclairer le plus récent et que notre connaissance de ce passé est désormais suffisante : tout reste à faire et nous aurons toujours besoin de grands latinistes et de grands hellénistes, comme nous avons besoin de grands historiens, de grands mathématiciens ou de grands économistes.
Dans ces conditions, on peut penser – rêvons un peu – qu’une véritable démocratisation du latin et du grec ancien au collège consisterait à en étendre l’étude à tous les élèves. Même sans aller jusque là, les professeurs qui ont la chance de les y enseigner se contenteraient probablement de leur maintien sous forme d’options, mais d’options suivies, pourvues d’horaires suffisants, incompressibles quelles que soient les circonstances, et de véritables programmes qui continueraient à garantir les bonnes conditions de l’apprentissage rigoureux qu’elles exigent. Nous avons tous à y gagner.
Johanne Aubry-Lévy
professeur de lettres classiques en CPGE