Nous avons besoin des Langues & Cultures de l’Antiquité : Alain Morvan

La culture marginalisée

Texte proposé par Alain Morvan

morvanDans son roman dystopique 1985, qui entend revisiter Nineteen Eighty-Four de George Orwell, Anthony Burgess imagine une société totalitaire où la culture fait l’objet d’un verrouillage fanatique. Les langues anciennes y sont sévèrement proscrites par le gouvernement. Le protagoniste est un jour agressé par des loubards ; pour échapper au tabassage, il cite Virgile en latin, puis se met à parler grec. Il sait en effet, fort d’une précédente mésaventure, que ces deux idiomes sont devenus une sorte d’argot pour les mauvais garçons qui les pratiquent en secret. Et les voyous de fraterniser avec lui au lieu de le voler ; ils lui annoncent qu’ils veulent fonder une université underground où l’on apprendrait « des choses inutiles », disent-ils : le latin, le grec, l’histoire.

La charge de Burgess, réactionnaire bougon, est bien sûr excessive. Lue en 2015, sa caricature a pourtant le mérite de montrer le faible écart qui, dans les sociétés contemporaines, sépare l’utopie du cauchemar. Sans être polémique, et à lire les propos dévastateurs de certains de nos compatriotes partisans de la réforme du collège, il est difficile de ne pas reconnaître au romancier anglais une sorte de prescience, qu’on aurait préféré lui dénier. On se prend en effet à penser que les langues anciennes, et avec elles des pans entiers de l’histoire, l’allemand, voire la littérature française, sont devenus des matières « inutiles » et réservées, comme chez Burgess, à des marginaux.

Le latin et le grec sont ratiboisés à l’extrême et il eût été plus clair de les passer carrément par pertes et profits. Nos collégiens se verront allouer une heure d’initiation au latin en classe de 5ème, pitance dérisoire et d’un effet pédagogique quasi nul, puisqu’on veut la noyer au sein d’un Enseignement Pratique Interdisciplinaire (EPI). Que sont ces EPI-là sinon des objets pédagogiques mal identifiés, bouillie low-cost ou compromis entre la macédoine, le pain perdu et le welsh rarebit ? Les langues anciennes doivent être étudiées pour elles-mêmes, et non comme excipient cosmétique, si l’on veut préserver leur inégalable vertu formatrice de l’esprit analytique. Le salmigondis de « résonances » hétérogènes que préconisent les hiérophantes porteurs de la réforme risque, si les disciplines restent minorées, de ne nourrir que la confusion. Tous ceux qui ont fait de vrais cours, vu de vraies classes avec de vrais élèves et ne se sont pas contentés de fréquenter des colloques pseudo-pédagogiques, n’ignorent pas l’utilité de l’interdisciplinarité. Mais celle-ci, par définition, suppose une maîtrise préalable des disciplines elles-mêmes. En agir autrement, c’est mettre le quadrige avant les chevaux. Ce qui se prépare, j’en ai peur, derrière un galimatias de Trissotin, c’est l’éviction pure et simple du latin et du grec. Moi qui, recteur, me suis battu avec acharnement pour les langues anciennes (comme j’ai été un militant passionné de la cause de l’allemand, des classes bilangues et des classes européennes dont on nous dit maintenant qu’elles n’ont plus de raison d’être), j’en viens à m’imaginer, dans quelques années, en train d’initier mes petits-enfants à ces matières nobles que sont le latin et le grec, sources de tant de savoir, de tant de beauté, de tant de lumière, de tant de grandeur, mais trahies, abandonnées par notre Éducation nationale. Quand je lis les écrits – pardon, les « productions » – de spécialistes autoproclamés, calcifiés dans leur dogmatisme, saturés de lectures trop sommaires de Pierre Bourdieu, je me dis qu’il faudra peut-être le faire en secret, comme les sauvageons de Burgess, comme nos parents ou nos grands-parents écoutaient la radio de Londres à la grande époque. Syndrome de Godwin que ce rapprochement historique, dira-t-on peut-être. J’aimerais en être sûr, tant il y a d’esprit de système et de démolition derrière ce défi au savoir. Tant la culture deviendrait symbole et moyen de résistance à la trahison des pseudo-clercs. Mais après tout, il ne s’agit que d’élèves…

Alain MORVAN (@ajfmorvan)

Ancien recteur d’académie

Professeur émérite à l’université de la Sorbonne Nouvelle (Paris 3)

A propos Robert Delord

Enseignant Lettres Classiques (Acad. Grenoble) Auteur - Conférencier - Formateur : Antiquité et culture populaire - Président de l'association "Arrête ton char !" - Organisateur du Prix Littérature Jeunesse Antiquité

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