Arrête Ton Char ! a décidé de donner la parole à des personnalités du monde de la culture, des médias, de l’entreprise et de la politique qui souhaitent témoigner de l’importance des Langues et Cultures de l’Antiquité au XXIème siècle.
Latiniste, helléniste, hébraïsant… Même pas honte !
Ibant obscuri sola sub nocte per umbram – Virgile, Énéide, VI, 268
Cette hypallage sublime, la plus belle peut-être de toute la littérature universelle, la surprise suscitée lors de sa découverte et l’émotion qu’elle continue de provoquer à chaque nouvelle lecture, valent sans doute infiniment mieux que tous les discours en défense et en illustration de nos chères humanités. Hélas, ce vers n’est accessible qu’à des latinistes ayant au moins franchi les premiers degrés et ne convaincra donc pas ceux, victimes de leur inculture (il leur « manque le manque » – Lacan) ou, pire encore, de « la passion de l’ignorance » (Lacan toujours), qui se privent volontairement ou non de ces merveilles. Il faut donc argumenter…
Nous sommes entrés dans un monde où la dead line a remplacé le terminus ante quem (pourtant, ce terminus ante quem, avec en écho, le terminus a quo, c’était autre chose, tout de même…). Nostalgie de vieux grincheux, comiquement désaccordé avec son époque ?
Car à quoi bon perdre notre temps avec ce que les goujats appellent des « langues mortes » ? (Méfiez-vous, pourtant : il est des cadavres plus vivants que la vie, sans qu’il soit même besoin de les embaumer ; et, même mutilés, les chefs-d’œuvre de l’art babylonien survivront aux iconoclastes de Da’esh !)
Posons-nous donc la question en toute objectivité. À quoi peuvent bien servir les « humanités » ? Devons-nous nous obstiner à les défendre, à lutter pour le maintien des postes et des horaires, alors que tant d’autres enseignements inconnus de nos aînés s’avèrent indispensables – le numérique, la sensibilisation à l’environnement, que sais-je ? L’apprentissage du grec ancien et du latin exigent un investissement intellectuel considérable, alors que, dans les quartiers les plus déshérités de nos villes, l’enseignement du français – pour ne parler que de cette discipline indispensable au fameux « vivre ensemble » – est en lambeaux, malgré les efforts héroïques de nos nouveaux hussards de la République ?
Écartons les vieux arguments d’opportunité. Non, le latin et le grec, ça ne sert pas « à mieux savoir le français ». S’il ne s’agissait que de cela, il vaudrait bien mieux consacrer nos forces à améliorer l’enseignement du français là où cela est le plus urgent. Le reste, qui nous enchante – l’étymologie, le raisonnement grammatical comparé… – peut légitimement passer pour un luxe inutile : tout le monde n’est pas convaincu que le « plus long détour » cher à Platon soit le seul chemin pédagogique qui mène au savoir.
De même, nous ne persuaderons pas les scientifiques ni les médecins qu’il faut que les enfants consacrent des heures, chaque semaine, pendant des années, à apprendre le grec et le latin dans le seul but de maîtriser les racines latines et grecques des mots savants : c’est un atout supplémentaire, sans doute, mais on ne fera pas croire à qui a consacré des mois à mémoriser les noms diaboliques des os, des muscles et des autres organes, que la connaissance des langues anciennes leur aurait significativement facilité la tâche.
Ajoutons enfin que trop d’argumentaires en faveur des langues anciennes procèdent d’une vision élitiste, pour ne pas dire rétrograde, de la société. On connaît l’adage voltairien : « Seigneur, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge ! »
Alors ?
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Alors, je défendrai les humanités jusqu’à mon dernier souffle, d’abord parce que je crois aux vertus du plurilinguisme. Ce n’est pas une croyance abstraite ni un acte de foi, mais une conviction fondée sur une longue expérience personnelle, qui trouve son origine dans ce paradis des polyglottes qu’était mon Tanger natal au début des années cinquante. Ma première « langue morte » (disons qu’il y a un demi-siècle, elle n’était encore que moribonde…), je l’ai apprise… au berceau, puisque c’est en hakétia, la variété nord-marocaine du judéo-espagnol, qu’on a accueilli mes premiers vagissements.
Je demeure un fervent partisan de l’« hypothèse de Sapir-Whorf » selon laquelle « la langue d’une société humaine donnée organise l’expérience des membres de cette société et par conséquent façonne son monde et sa réalité »1. Les langues sont des visions du monde ; chacune a l’illusion de dire toute la réalité alors qu’elle n’en détient et n’en exprime qu’une partie : si vous voulez briser vos chaînes et sortir de la caverne platonicienne, apprenez le plus de langues possible2 !
Tour cela est bel et bon – je devance l’objection, tant elle est évidente… – mais pourquoi diable aller choisir des langues anciennes ? Les 6 000 langues plus ou moins vivantes parlées dans le monde ne suffisent-elles pas à votre bonheur ?
Ce qui m’intéresse dans le latin et le grec, ce qui rend leur enseignement précieux et à ce jour irremplaçable, bien qu’en passe d’être supprimé par des écervelés, c’est la distance (linguistique, temporelle, culturelle) entre ces langues et les nôtres ; et, dans le même temps, la relation étroite, voire intime, qu’elles entretiennent avec notre culture : c’est cette tension qui en fait tout le prix.
Distance linguistique tout d’abord. Cela peut surprendre, s’agissant d’une langue romane, mais la distance du français avec le latin et bien sûr avec le grec ancien est considérable. Les déclinaisons, la voie médio-passive, les subtilités de la syntaxe, les mystères de l’optatif oblique, de l’ablatif – ou du génitif – absolus, de la proposition infinitive etc. nous plongent dans un univers passionnant, dont la logique rigoureuse nous est de prime abord étrangère.
Distance culturelle ensuite. Peu de langues vivantes nous en offrent une semblable, puisqu’il n’y a plus de bons sauvages – ni de mauvais non plus : à l’ère de la mondialisation, nous sommes tous culturellement contemporains. Mais la distance avec les Grecs et les Romains est littéralement infranchissable, parce qu’elle est temporelle et que la flèche du temps est irréversible. Nous ne rencontrerons jamais Eschyle, Tacite, ni même saint Augustin. Ils n’entendront jamais parler de nous. Leurs textes ne tiennent aucun compte de notre modernité. Ils n’en ont même pas le soupçon. La civilisation du cœur de laquelle leur voix s’élève ne connaît ni les machines, ni les armes de destruction massive ; ce monde géo-centré nous paraît étriqué ; il pratique l’esclavage à grande échelle en toute bonne conscience et adore des divinités sans nombre. Et cependant, les passions qui les travaillent sont pour la plupart les mêmes qu’aujourd’hui : ils ont peur de mourir, ils tombent amoureux, ils rient de leurs petits ou grands travers, ils recherchent la richesse, la volupté, la justice ou la vérité. Le regard qu’ils portent sur leur société, si étrange et familière à nos yeux, étrangement familière, unheimich (distance et proximité) nous met en état de réfléchir sur la nôtre bien mieux que ne le ferait n’importe quel autre apprentissage.
D’accord, me dites-vous, mais à ce compte pourquoi ce fétichisme du latin et du grec ? Pourquoi pas l’assyrien, l’égyptien pharaonique ou le maya, dont la distance linguistique et culturelle par rapport au français n’est pas moindre ?
Parce que, tout acquis que je sois au combat pour l’interculturalité (et même, jusqu’à un certain point, pour le multiculturalisme, entendu non comme une juxtaposition de communautés hostiles mais comme la coexistence, en chacun d’entre nous, d’identités multiples et complexes) je tiens cependant qu’on ne peut aller vers l’autre si l’on ne sait pas qui l’on est soi-même et d’où l’on vient – sauf à se condamner à aller vers cet autre les mains vides, pour se soumettre à lui ou pour le tuer. Or, ce que nous sommes, nous, la vieille Europe, ne fait aucun doute. Nous sommes le fruit de la rencontre des humanités gréco-romaines et de la révolution spirituelle judéo-chrétienne3. Pour ne pas en convenir, il faudrait tout ignorer des trésors de notre patrimoine artistique et culturel, du plus humble des Noëls de bergers aux collections d’art les plus orgueilleuses.
Ce fruit est rare et précieux. Autant peut-être que la suite de hasards (d’aucuns la nomment Providence) qui a permis l’éclosion de la vie. Nous ne pourrons espérer échapper à la barbarie que si nous maintenons vivante cette mémoire. Nous sommes perdus si nous oublions l’une des deux composantes de notre héritage. Alors, abandonner, jeter par-dessus bord les humanités ? Vous n’y songez pas ! Pour bien faire, il faudrait au contraire, au grec et au latin, comme cela était courant chez les humanistes de la Renaissance, ajouter l’hébreu !
Abraham BENGIO
Agrégé de lettres classiques
Directeur général adjoint de la Région Rhône-Alpes
1 Benjamin Whorf : Linguistique et anthropologie, Denoël-Gonthier, 1969
2 Jetez-vous sans retard, si vous m’en croyez, sur un petit bijou d’humour et d’érudition dont le dois la révélation au boulimique et toujours avisé Michel KNEUBÜHLER : Jean-Pierre MINAUDIER, Poésie du gérondif – vagabondages linguistiques d’un passionné de peuples et de mots, éditions Le Tripode, 2014
3 Et bientôt, dès que l’islam aura eu raison des démons qui le travaillent, ce qui ne manquera pas de se produire, plus vite peut-être qu’on ne l’imagine : judéo-christiano-musulmane…
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