Mon odyssée vers le grec ancien avec Ἕρμαιον
6 / En explorant la syntaxe grecque
Οὐκ ἂν δύναιο μὴ καμὼν εὐδαιμονεῖν
(Point de bonheur sans effort)
Après les cinq premiers articles dans lesquels je raconte mon odyssée vers le grec ancien avec le manuel Ἕρμαιον de Jean-Victor Vernhes, nous reprenons le fil de l’apprentissage car les réjouissances continuent pour l’helléniste amateur qui s’engage dans le parcours ainsi proposé par l’association Connaissance hellénique.
Comme je l’expliquais dans l’article n°5, ce parcours s’effectue en cinq degrés et Ἕρμαιον en représente deux et demi. Rappelons que cet apprentissage ne confère pas de reconnaissance académique et qu’il s’adresse à des autodidactes – gageons toutefois que de nombreux élèves et étudiants se reconnaîtront dans cette entreprise, Ἕρμαιον étant très utilisé en classes préparatoires littéraires.
Le 3ème degré s’obtient en complétant Ἕρμαιον par des Explorations syntaxiques. Cette suite est logique : Ἕρμαιον est un remarquable manuel, doté notamment d’un récapitulatif fort utile des conjugaisons, mais il est nécessaire de se référer aussi à une grammaire. Le choix de Connaissance hellénique s’est porté sur la Grammaire grecque d’Éloi RAGON, refondue par Alphonse DAIN, Claude DE FOUCAULT et Pierre POULAIN. Les étapes 29 à 35 d’Ἕρμαιον reposaient d’ailleurs déjà sur la consultation de plusieurs chapitres de morphologie dans cette grammaire (cf. article 4).
Les Explorations syntaxiques emmènent le passionné de grec à la rencontre de la syntaxe grecque. Celle-ci « traite de la fonction des mots et de leurs relations dans la phrase », pour reprendre la définition qu’en donne Éloi RAGON. C’est une notion d’origine grecque : ἡ σύνταξις, εως signifie la mise en ordre, la disposition, ce qui s’applique ici à la construction grammaticale. Le nom σύνταξις est apparenté au verbe τάττω : je mets à une place, je range, j’ordonne. En résumé, la syntaxe s’attache à l’agencement des mots alors que la morphologie est l’étude de leur forme (ἡ μορφή, ῆς), en particulier des déclinaisons et des conjugaisons.
Vaste domaine, la syntaxe porte ainsi sur l’usage :
- de l’article, de l’accusatif, du génitif, du datif, des compléments de temps et de lieu ;
- de l’adjectif, des pronoms, du verbe et de la phrase dans son ensemble ;
- des propositions indépendantes ou subordonnées (complétives, circonstancielles, relatives) ;
- de l’infinitif, du participe et de l’adjectif verbal ;
- du discours indirect, des négations et des particules.
Connaissance hellénique a mis au point 7 séquences d’Explorations syntaxiques qui consistent à :
- étudier par tranches la 3ème partie « Syntaxe » de la Grammaire grecque d’Éloi RAGON ;
- étudier également des Thèmes grecs sur la syntaxe (livre du maître) du même auteur, rassemblés sur un fascicule ad hoc de Connaissance hellénique. Je précise qu’il s’agit bien d’étudier ces thèmes (les phrases françaises et leur thème en grec) et non de les faire ;
- réaliser une version par Exploration syntaxique.
Avec toujours le soutien du correcteur ou de la correctrice bénévole de Connaissance hellénique, qui reçoit le travail effectué, essentiellement les versions ainsi que, le cas échéant, des questions de compréhension. C’est, je ne le dirai jamais assez, un point fort de cette méthode, qui permet à l’apprenant d’évoluer à son rythme et accompagné.
J’ai trouvé très agréable et formateur de poursuivre ainsi l’apprentissage en combinant l’étude de la partie syntaxique de la Grammaire grecque d’Éloi RAGON et des Thèmes grecs sur la syntaxe du même auteur. Par rapport aux étapes d’Ἕρμαιον, l’étude des thèmes grecs vient en quelque sorte remplacer les exercices. L’apprenant se familiarise avec une Grammaire grecque de référence, consolide ainsi ses acquis en les remettant en perspective et fait du « petit grec » en étudiant une grande variété de phrases (plusieurs dizaines, plus ou moins complexes, par étape), sans avoir à effectuer lui-même un thème ou une version. L’apprenant se familiarise davantage avec les tournures de la langue. Ce voyage à travers la partie syntaxique de la Grammaire grecque d’Éloi RAGON est très complémentaire d’Ἕρμαιον, jamais redondant. De plus, pour les versions, il est souvent recommandé de se reporter à des explications d’Ἕρμαιον, qui demeure le manuel princeps.
Illustrons par cinq exemples l’apport de ces explications grammaticales et des thèmes grecs d’application.
L’Exploration syntaxique n°1 amène à passer en revue les différents usages de l’accusatif. Parmi ceux-ci, l’accusatif de qualification ou d’objet interne, qu’on rencontre aussi en latin, est une curiosité pour le locuteur français. Il consiste à renforcer l’idée, notamment lorsque le substantif complément d’objet est déterminé par un adjectif qualificatif ou démonstratif, alors qu’en français, par souci d’élégance stylistique, on varie le vocabulaire et on évite de répéter des mots de la même racine. Ce qui donne :
Ὁ Χριστὸς συνέφυγε τήνδε τὴν φυγὴν ἡμῖν : le Christ a partagé notre exil. La notion d’exil se retrouve dans le verbe συμ-φεύγω (je fuis ensemble, avec), employé ici à l’aoriste actif, et le nom ἡ φυγή, ῆς (la fuite), accompagné de l’adverbe ἡμῖν (datif), équivalent de l’adjectif nôtre. J’ai retenu cette citation parce que le grec ancien ne se réduit pas aux époques archaïque et classique, mais a été employé comme langue vivante pendant deux millénaires et demi. En particulier, nombre d’autodidactes sont motivés spécifiquement par le grec biblique.
Dans l’Exploration syntaxique n°2, nous étudions les emplois du génitif, en particulier le génitif complément d’un verbe de soin ou de participation :
Οὐ μεταμέλει μοι τῆς αἱρέσεως : je ne me repens pas de mon choix (phrase que j’applique volontiers à ma décision de réapprendre le grec ancien !). Le verbe μετα-μέλει est impersonnel et le sujet apparaît au datif (μοι). On reconnaît en αἱρέσεως (génitif d’αἵρεσις), la racine du mot français hérésie, qui est le choix, la préférence pour une idéologie sans connotation, à l’origine, de déviance ou de marginalité.
Plus loin dans le parcours, à l’Exploration syntaxique n°6, il est question des différents types de propositions et on rencontre l’adage « qui ne dit mot consent » (lequel existe aussi en latin : qui tacet consentire videtur) :
Ὁμολογεῖ ὅστις μὴ ἀποκρίνεται. Bel exemple d’une proposition relative introduite le pronom personnel composé ὅστις (celui qui), sujet de la proposition principale dont le verbe est ὁμο-λογέ-ω : je suis d’accord, je conviens de (littéralement, je dis la même chose), ce qui a donné notamment homologation en français. La négation est exprimée par μή car on se situe dans le domaine de l’hypothèse (c’est dans la mesure où on ne répond pas qu’on consent), tandis que la particule οὐ marquerait une négation réelle et inconditionnelle.
L’exemple suivant est tiré de l’Exploration syntaxique n°7 – je l’aime beaucoup, au point d’avoir ainsi sous-titré cet article – et illustre l’emploi d’un participe sans article :
Οὐκ ἂν δύναιο μὴ καμὼν εὐδαιμονεῖν, traduit par Éloi RAGON par « Point de bonheur sans avoir fait d’effort ». Comme traduction, je dirais qu’on n’est pas loin d’une « belle infidèle » où le panache littéraire l’emporte sur la proximité à l’égard du texte d’origine ! Pour rester plus près du texte grec et en analyser la syntaxe, je le rendrais par : « celui qui ne s’est pas fatigué ne pourrait devenir heureux ». Voyons cela dans le détail :
- le participe sans article καμὼν est à l’aoriste du verbe κάμνω, ici intransitif (plusieurs sens : je travaille, je prends de la peine, je fais un effort, je me fatigue, je suis fatigué, je suis souffrant). καμὼν est précédé de la négation μή, qui a une valeur concessive ; la phrase fait l’ellipse (du verbe λείπω : je laisse) du déterminant, qui pourrait être ὅστις (celui qui, au sens générique : homme ou femme : pas de jaloux !). On se place bien dans l’hypothèse où la personne ne fait pas d’effort : eh bien, cette personne ne pourrait pas être heureuse. Passons en effet au reste de la phrase ;
- on trouve ensuite deux autres verbes, en plus de καμὼν, ce qui fait trois formes verbales dans cette courte phrase de six mots – manière de rappeler l’importance cardinale de maîtriser la conjugaison car le grec ancien adore les formes verbales :
- δύναιο est le verbe « pouvoir » (δύναμαι : je peux), ici conjugué à la troisième personne de l’optatif présent, accompagné de la particule ἂν et de la négation (réelle) οὐκ (= οὐ devant une voyelle non aspirée) : il exprime ici le potentiel : « il ne pourrait pas » ;
- εὐδαιμονεῖν est l’infinitif du verbe « être heureux » : on reconnaît le préfixe εὐ qui a le sens de « bien » et ὁ δαίμων, ονος, ici le destin. Traduisons la combinaison δύναιο εὐδαιμονεῖν par « pourrait devenir » car le bonheur est ici considéré comme l’état résultant d’une action, celle de faire des efforts.
Dernier exemple, en revenant en arrière, à l’Exploration syntaxique n°4, mais vous allez voir pourquoi : nous abordons les propositions dites volitives, qui expriment la volonté, l’ordre ou le souhait.
Εἴθε ἤδη μισθοῦ πόνων τύχοιμι : Puissé-je obtenir bientôt la récompense de mes peines !
La conjonction εἴθε introduit un vœu : celui qu’en se donnant de la peine (pour rester dans la même veine que l’exemple précédent !), on obtienne une récompense, bientôt (ἤδη). Comme il s’agit d’un vœu, le verbe conjugué τύχοιμι est logiquement à l’optatif, qui servait à l’origine à invoquer les dieux ou les puissants. C’est plus précisément l’optatif aoriste de τυγχάνω, un verbe fondamental en grec, employé ici dans un sens transitif, son complément étant μισθοῦ. τυγχάνω, c’est j’atteins, je rencontre (le cas échéant par hasard), j’obtiens (notamment, en retour). Traduisons-le par ce dernier sens. Quant à μισθοῦ, au génitif puisque tel est le cas des compléments de τυγχάνω, c’est le salaire ou, au sens ici dérivé, la récompense. Cette récompense, c’est celle des peines, πόνων (au génitif pluriel de ὁ πόνος, ου).
“Εἴθε ἤδη μισθοῦ πόνων τύχοιμι” pourrait tout à fait être la devise de l’autodidacte, de l’élève ou de l’étudiant en grec ancien.
Vous l’avez compris : pour moi, l’analyse grammaticale, si on l’envisage comme une enquête joyeuse, est à la fois à visée scientifique (comprendre, connaître) et à dimension ludique et de découverte. C’est une source d’émerveillement devant la grâce de cette langue, la richesse de son corpus littéraire au sens large et l’accès à son univers culturel. Une fois triturée, métabolisée, on se souvient de la phrase sur laquelle on a planché ! L’apprentissage est fait de ces belles rencontres et des souvenirs qu’elles inspirent. Les mots et les tournures sont comme des amis qu’on retrouvera dans d’autres contextes et qu’on connaîtra alors déjà un peu, puis mieux.
Mais c’est que je deviens lyrique : j’en oublierais presque que l’apprenant n’est pas seulement censé approfondir la syntaxe et méditer des thèmes grecs. Il lui est demandé aussi une version par Exploration syntaxique, histoire de ne pas perdre la main après les bonnes habitudes acquises dans Ἕρμαιον.
Ces versions composent un florilège du corpus littéraire grec et on reconnaît l’éclectisme des textes originaux dans Ἕρμαιον : « Lycurgue et les deux chiens » de Plutarque (Vie des hommes illustres), « Le repas ridicule » de Lucien (Le Banquet ou Les Lapithes), « Œdipe et le Sphinx » de Diodore de Sicile (Histoire universelle), « Socrate à l’armée » de Platon (Le Banquet), « Socrate et la divination » de Xénophon (Les Mémorables), « Le diseur de riens » de Théophraste (Les Caractères) et « Héraclès entre le vice et la vertu » de Xénophon (à nouveau, Les Mémorables).
J’ai particulièrement aimé la scène cocasse décrite dans l’extrait de la Vie des hommes illustres de Plutarque : lors d’un banquet de mariage, deux convives pourtant instruits (un philosophe, qui plus est, stoïcien et un médecin !) se querellent pour obtenir la volaille la plus grasse. Le premier chipe la part qui se trouve devant le second, à la barbe de celui-ci ; tous deux en viennent aux mains en rameutant leurs amis respectifs, ce qui provoque une bagarre générale dans laquelle le jeune marié finit blessé à la tête, victime collatérale d’un lancer de coupe qui a manqué sa cible. Ambiance !
C’est sur cette anecdote que je conclus ce billet consacré à l’après-Ἕρμαιον dans la méthode mise au point par Connaissance hellénique. Je ne sais pas pour vous, mais moi ça me donne envie de continuer ! Alors je vous dis à bientôt, dans quelques mois, pour vous raconter la suite de mes aventures dans le 4ème degré de l’apprentissage du grec ancien.
Laurent Caillot
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