“Madame la Ministre, vous rendez-vous compte ?” article paru dans le journal l’Humanité du 22 mars 2016

Notre article paru dans l’Humanité du 22 mars 2016
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Madame la ministre de l’Éducation nationale, à quoi bon vous parler de la réforme du collège ? Toutes les demandes d’audience faites depuis un an sont restées lettre morte et il semble évident que vous ne souhaitez pas aborder la question avec des personnes qui la maîtrisent. À quoi bon vous parler des Humanités, dont vous reconnaissez toutes les qualités mais dont vous aviez pourtant planifié la disparition pure et simple ? Je préfère vous parler ici d’humanité, ou plutôt du manque d’humanité dont le ministère a fait preuve dans la conception et la mise en œuvre de cette réforme. Comment, en effet, un ministre de la République (du latin minister : « serviteur, domestique » et res publica : « la chose publique ») a-t-il pu oublier à ce point son devoir d’exemplarité, traiter ainsi certains de « pseudo-intellectuels » et prétendre que l’opposition massive à cette réforme proviendrait d’un malentendu, d’une mauvaise compréhension des enseignants ?

Vous avez ouvert la boîte de Pandore des insultes contre les enseignants inquiets à juste titre pour l’avenir de l’école. Réactionnaires, conservateurs, corporatistes, élitistes, privilégiés : ces invectives ont profondément blessé les hommes et les femmes dont vous avez la tutelle (tutela : « protection, défense »). Vous avez laissé ce phénomène prendre une ampleur nationale. Et votre cabinet de déclarer que latin et grec n’étaient pas assez « sexy » ; Stéphane Le Foll d’ironiser sur leur démantèlement : « Comment j’ai pu devenir ministre sans avoir fait de latin ? » ; Gilles Savary, député PS, de qualifier les élèves latinistes de « singes savants ». Le site Internet du gouvernement a participé au lynchage en publiant une caricature du prof de latin en vieux schnock forcément atteint de calvitie et sans élève. Le président lui-même, pour désigner les enseignants soucieux de préserver le collège républicain, parlera de « concert des immobiles ».

À l’insulte et au mépris, vous ajoutez intimidation et brimades qui ne sont pas le fruit d’initiatives individuelles mais bien une volonté délibérée de mettre au pas des opposants à une réforme bouclée dans la précipitation, sans concertation, à des fins idéologiques et politiques.

Des recteurs d’académie demandent aux proviseurs de dénoncer les enseignants rebelles. Certains subissent des retenues sur salaire pour avoir préféré faire cours à leurs élèves qu’assister aux formations à la réforme bâclées, sans contenu ni réponses, où l’on infantilise les stagiaires en les faisant émarger deux fois par jour, de peur qu’ils ne s’enfuient à midi.

Dans le même temps, on promet aux formateurs trouvés au pied levé (certains n’ont jamais enseigné au collège) évolution de carrière plus rapide ou agrégation au mérite. Les recteurs voient leur prime annuelle augmenter de 10 000 euros, dépassant ainsi les 25 000 euros, tandis que le gouvernement annonce, à la veille de 2017, une augmentation du point d’indice des fonctionnaires de 1,2 %, moins de 10 euros pour la plupart d’entre eux ! Des inspecteurs d’académie demandent aux enseignants de se contenter de fonctionner comme de bons fonctionnaires, sans poser de questions. Des proviseurs usent et abusent de la nouvelle autonomie qui leur est confiée, brandissant soit la menace de la note administrative, soit celle de la fermeture de poste pour les professeurs de lettres classiques qui se résoudraient trop mollement au démantèlement de leurs disciplines. Et pour mieux garder le contrôle, on ne demande aucun bilan de formation aux enseignants stagiaires ou on les rend nominatifs quand ils étaient anonymes. Les chaînes de télévision les plus regardées se voient même refuser par les rectorats les demandes d’autorisation de tournage qui portent sur la réforme.

Vous rendez-vous compte de la violence faite aux enseignants de lettres, qui perdent 40 % des heures d’enseignement de latin et de grec, dont certains postes sont supprimés et qui entendent Florence Robine, directrice générale de l’enseignement scolaire, déclarer dans son vocabulaire scientifique que « le français ne doit pas phagocyter la grille horaire des élèves », alors que vous nous aviez promis de faire du « renforcement du français un fondamental » de la réforme ? Vous rendez-vous compte de la violence faite aux élèves désireux d’étudier le latin ou le grec ancien (ils sont plus de 500 000 aujourd’hui, la troisième langue étudiée au collège) mais qui en seront privés dès septembre soit parce que l’enseignement va disparaître de leur collège, soit parce que le nombre de groupes sera divisé par deux ? Qui décidera alors quel élève a le droit ou non d’accéder à cet enseignement ? Sur quels critères si ce n’est celui des résultats dans les autres matières ? Vous rendez-vous compte que vous allez priver les élèves les moins favorisés de cet accès aux langues et cultures de l’Antiquité, que votre réforme va amplifier les phénomènes d’inégalité et d’élitisme qu’elle prétendait combattre ?

R. Delord
Président de l’Association ATC

A propos Robert Delord

Enseignant Lettres Classiques (Acad. Grenoble) Auteur - Conférencier - Formateur : Antiquité et culture populaire - Président de l'association "Arrête ton char !" - Organisateur du Prix Littérature Jeunesse Antiquité

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