L´ORIGINE
DES ETRUSQUES : un faux problème ?
par Jean-Claude Daumas, Historien – pour Latine Loquere
C´est en tout cas un véritable
« serpent de mer » qui turlupinait déjà les Anciens
(Grecs et Romains) : un problème qui a passionné les
« savants » de l´Antiquité, puis les Modernes de la
Renaissance au XXème siècle.
Langue isolée, brillante civilisation
qui tranche avec celles du reste de l´Italie et qui semble surgir
ex nihilo au VIIIème siècle : ce « miracle »
étrusque avait de quoi intriguer les érudits qui ont échaffaudé
trois hypothèses.
UNE ORIGINE NORDIQUE ?
En 1753 paraissait un livre de Nicolas
Fréret considérant les Etrusques comme descendant des Rhètes,
population des Alpes centrales italiennes. Idée qui sera reprise au
XIXème siècle par des savants allemands, dont Mommsen. Déjà à
l´époque romaine, Tite-Live pensait que les Rhètes étaient des
Etrusques ayant fui au IVème siècle l´avancée des Gaulois dans
la plaine du Pô.
Cette hypothèse a vite été
abandonnée :
-
La parenté incontestable de la
langue rhète (connue par 50 inscriptions) avec l´étrusque
indique simplement que toutes les deux appartiennent au même
substrat pré-indoeuropéen. -
L´analogie Rhètes-Rasenna
(un des noms désignant les Etrusques) ne tient pas, tout comme
celle entre les deux cultures.
UNE ORIGINE ORIENTALE ?
Thèse qui a été longtemps (très)
majoritaire, avec deux variantes :
– Thèse secondaire : pour
l´historien grec Hellanicos de Lesbos au Vème siècle, les
Etrusques sont des Pélasges (proto-grecs) qui, conduits par leur
roi, débarquèrent à Spina (delta du Pô) avant de gagner la
Toscane.
– Thèse principale : pour
Hérodote (484-425), à cause d´une famine persistante Atys, roi de
Lydie (ouest de la Turquie actuelle), partagea son peuple en deux et,
après tirage au sort, une des deux moitiés émigra sous la conduite
de son fils Tyrrhenos. Ils s´installèrent chez les Ombriens et
changèrent leur nom : de Lydiens ils devinrent Tyrrhéniens.
A l´exception de
Denys d´Halicarnasse, tous les auteurs grecs et romains sont
d´accord avec cette origine : Tite-Live, Tacite, Sénèque,
Horace, Ovide et Virgile qui emploie indifféremment Lydi ou
Tusci.
La majorité des linguistes et des
historiens du monde méditerranéen, en ont fait de même pendant
très longtemps : R.Bloch, A.Grenier, L.Homo, E.Pais,
A.Piganiol, G.Ch.Picard, …
Ils étaient
frappés par l´importance des traits orientaux dans la civilisation
étrusque :
– Une religion
révélée, fondée sur des livres sacrés (donc aux antipodes de
celle des Grecs et des Romains) et faisant la part belle à la
divination “ trait babylonien, en particulier l´hépatoscopie
(examen du foie).
– La place de la
femme dans la société, proche du modèle crétois et à l´opposé
du gréco-romain.
– Un art qui
s´inspire de l´esthétique orientale (grecque, hittite, …)
– Les archives
hittites et égyptiennes mentionnent un pays/peuple Tyrsène
au loin à l´ouest.
– En 1886, avait
été découverte à Lemnos une stèle du VIème siècle avec deux
inscriptions dans une langue très proche de l´étrusque.
Critique :
– Denys
d´Halicarnasse déjà au 1er siècle avant J.-C.
réfutait cette théorie : Xanthos de Lydie, historien de sa
patrie, ne cite jamais un chef lydien du nom de Xanthos ni une
migration de Lydiens en Italie, et il y a trop de différences
entre Lydiens et Etrusques.
– Le récit
d´Hérodote est de type légendaire : mythe récurrent – dans
le contexte de la colonisation grecque à partir du VIIIème siècle
de la fondation d´une cité par le chef d´une population
migrante ( ex. : Rome fondée par le Troyen Enée).
– La langue
lydienne (indo-européenne) n´est pas du tout parente avec celle
des Etrusques ; l´inscription de Lemnos ne prouve que
l´appartenance à un fonds pré-indoeuropéen pour le rhète, le
lemnien et l´étrusque.
– La présence
même massive d´objets orientaux qui inspirent ensuite l´esthétique
orientalisante de l´art étrusque indique simplement des contacts
et des échanges multiples.
– Pas de coupure
nette entre la période villanovienne et le début de la période
étrusque : le passage de l´incinération à l´inhumation
est progressif, avec une phase de coexistence des deux rites ;
Chiusi restera d´ailleurs fidèle à l´incinération.
Une arrivée
massive d´Orientaux en Toscane au VIIIème siècle est donc à
rejeter.
UNE ORIGINE AUTOCHTONE ?
C´est la thèse soutenue à l´époque
d´Auguste par Denys d´Halicarnasse : il estime que les
Etrusques sont une population qui a évolué sur place. D´ailleurs
la coïncidence géographique entre cultures villanovienne et
étrusque est presque parfaite : toutes les cités étrusques
sont à l´emplacement d´un habitat villanovien.
Proto-villanoviens à partir du XIIème siècle et Villanoviens
montrent des différences de plus en plus nettes avec les autres
cultures italiques qui resteront longtemps repliées sur elles-mêmes
au moment où les Etrusques accroissent leurs relations avec Grecs et
Carthaginois.
Critique :
– Il faut se méfier de Denys
d´Halicarnasse, Grec admirateur des Romains, qui veut prouver que
ces derniers descendent des Grecs alors que les Etrusques, anciens
ennemis des Romains, ne peuvent prétendre à une origine aussi
prestigieuse.
– Les Etrusques sont trop différents
des autres civilisations italiques pour une évolution purement
autochtone.
UNE QUESTION MAL POSEE ?
Aucune des trois thèses (nordique,
orientale, autochtone) n´emporte totalement la conviction :
arrivée en bloc d´un groupe ethnique homogène ou évolution sur
place d´une population « coupée du reste du monde »
est à la fois trop simpliste et indémontrable.
Les étruscologues, à la suite de
Massimo Pallottino (livre publié en 1947) et de Jacques Heurgon
(les fondateurs de l´étruscologie moderne) s´intéressent
désormais, depuis les années 1950 et 1960, à la formation et
au développement en Italie de la culture étrusque. L´Etrurie
historique s´est formée peu à peu par osmose entre éléments
autochtones et importés, ce qui n´implique pas de déplacements
massifs de populations.
S´il y a eu rupture, il faut la
placer vers 1200 à la fin de l´Âge du Bronze, époque de
bouleversements dans tout le monde méditerranéen : fin des
palais mycéniens et de l´empire hittite, invasion de l´Egypte
par les « peuples de la Mer », dont les Tursha qu´il
est tentant de rapprocher des Tyrsènes, un des noms attribués par
les Grecs aux Etrusques. Au XIIème siècle, des petits groupes
d´Orientaux ont très bien pu arriver en Italie centrale apportant
des traits culturels spécifiques. Il s´en est suivi un processus
continu (phases proto-villanovienne puis villanovienne ou
proto-étrusque) plus accentué que dans les régions voisines, avec
concentration dans les zones les plus fertiles (Toscane, sud-est de
la plaine du Pô, Campanie) et naissance d´une aristocratie. Cette
dernière accentuera sa richesse et son pouvoir en commerçant avec
l´Orient grec et en adoptant une partie de leurs formes
artistiques. Les Etrusques sont alors assez puissants pour finalement
empêcher dès le VIIIème siècle l´installation de colonies
grecques au nord de la Campanie.