Pascal Charvet nous livre, aux éditions Plon, Les mémoires secrets de Cléopâtre. Un ouvrage romanesque très documenté qui nous donne à entendre la voix de Cléopâtre comme si elle nous murmurait à l’oreille ses plus intimes pensées. Le lecteur y redécouvre une reine lagide intelligente, cultivée, fine stratège politique, à mille lieues des représentations hollywoodiennes de femme de petite vertu toujours dans l’ombre d’un César ou d’un Marc Antoine. Une réhabilitation salutaire écrite dans un style à la fois fluide et poétique qui entraîne le lecteur.
Le livre propose au lecteur, via un qr-code, un complément à la lecture du livre sous forme de notes, de commentaires, d’une bibliographie et d’une fiction historique à retrouver ici :
Un livre à lire absolument et… à offrir, c’est la période idéale !
A.T.C. : Pascal Charvet, pourquoi avoir publié avec Sydney H. Aufrère, un ouvrage comme Les mémoires secrets de Cléopâtre qui vient de paraître aux Éditions Plon ? Quelles ont été vos intentions ?
P.C. D’abord faire entendre la voix de cette reine, grecque par le sang et égyptienne par sa terre d’adoption, à la force de vie inouïe et aux multiples talents : femme d’État, polyglotte et lettrée. Elle demeure pour nous la quintessence de la civilisation hellénistique et la mère des batailles de toutes les femmes. Comme Alexandre le Grand, son modèle, elle fit sienne la langue des dieux et, pour sa part, s’identifia à Vénus/Aphrodite et à Isis.
Mais parce qu’elle était une femme et de surcroît une reine gréco-orientale, elle fut diffamée beaucoup plus violemment qu’Antoine, par le cercle littéraire de Mécène proche d’Auguste. Properce à la demande de Mécène écrira par exemple :
Que dire de la femme qui attacha ses souillures à nos armes et qui, usée par les étreintes de ses esclaves, a réclamé pour prix de son mariage obscène les murs de Rome et les sénateurs livrés en esclaves à son pouvoir royal. (…)
Ainsi une putain, reine de Canope la corrompue, seule flétrissure marquée au feu sur la race de Philippe, à notre Jupiter a osé opposer son aboyeur d’Anubis, et forcer le Tibre à subir les menaces du Nil, (…)
tendre les voiles hideux de ses moustiquaires sur la roche tarpéienne et au milieu des statues et des armes de Marius nous dire le droit ! (…)
Célèbre, Rome, ton triomphe et maintenant sauvée, souhaite longue vie à Auguste ! Élégies, III, 11)
Nous n’avons certes pas été les premiers à vouloir débarrasser Cléopâtre, des injures et des stéréotypes qui se sont attachés à elle. Maurice Sartre s’est demandé dans son Cléopâtre, un rêve de puissance (Tallandier, 2018) si « l’historien pouvait encore aller à l’encontre des rêves et des fantasmes du plus grand nombre. »
Nous avons eu la faiblesse de croire que, si nous faisions en sorte que Cléopâtre parle enfin à la postérité, elle pourrait faire entendre haut et fort sa part de vérité. C’est pourquoi nous avons pensé à ces papyrus sur lesquels auraient été écrits les Mémoires secrets : ils auraient été retrouvés à la fin du XVIIème siècle à Rome, près de la Via Appia, dans la tombe de Thaèsis, nourrice et préceptrice des enfants de Cléopâtre, qui, après le suicide de leur mère, furent élevés à Rome par Octavie, la sœur d’Auguste. Deux fameux bénédictins, Bernard de Montfaucon et Paul Briois, en mission en Italie, en auraient fait des copies reliées en veau. Ces copies ne seraient retrouvées qu’au début 2015 dans le placard muré d’une demeure romaine.
En alliant ainsi le romanesque à la rigueur des savoirs historique, archéologique, religieux et littéraire, nous avons tenté de livrer une forme de vérité sur la Reine et sur son temps. Nous avons aussi pour cet ouvrage croisé les savoirs de l’égyptologue qu’est Sydney H. Aufrère et de l’helléniste que je suis.
Le livre dispose d’un vaste glossaire et d’un index commenté de tous les noms propres ainsi que d’une chronologie détaillée. Il est aussi abondamment illustré de cartes et de portraits des principaux protagonistes du récit de la Reine. Sur une page numérique dédiée, grâce à un QR code présent dans le livre, nous avons également donné accès pour les curieux à nos nombreuses notes commentées ainsi qu’au récit de la découverte des Mémoires, l’Énigme de Thaèsis, et à une bibliographie fournie. Tout ceci en nous efforçant de dessiner au plus près la singularité de Cléopâtre par la synthèse des savoirs, sans pour autant l’en accabler.
Dans cette épopée intime où Cléopâtre dit « je», en s’adressant à un Ami lecteur, elle sait déjà que sa vie fera l’objet d’une légende noire et que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. Nous la suivons ainsi dans les différentes étapes de sa vie, lors de ses rencontres, de ses amours et de ses combats ; nous découvrons aussi comment elle voulut avec César puis avec Antoine réunir les peuples de la Méditerranée pour « leur bonheur ». Zénobie, reine de Palmyre, près de trois siècles plus tard poursuivra le même rêve.
Voici quelques extraits de l’ouvrage :
L’adresse de Cléopâtre à son lecteur fictif, au début de ses Mémoires.
Ami lecteur, toi pour qui je rassemble mes souvenirs, je témoigne ici de ce qu’a été mon existence aux prises avec le destin. J’abandonne toute vanité : ces Mémoires ont pour but de faire entendre ma voix au tribunal de la postérité. Tu souriras peut-être en pensant qu’il n’y a guère de vérité dans notre monde et que révéler ainsi les moments que je saisis dans mon miroir intime relève du paradoxe, car celle dont je souhaite te parler est déjà peut-être une autre. Mais la vertu de l’exercice est salutaire. Juge comme tu le veux les événements dont a été tissée la trame de ma vie, jusqu’à mon sacrifice final ; mais écoute à présent ma voix : elle sort pour toi du gouffre du temps !
Aussi loin que je puise dans le cours de ma mémoire, la violence et les conspirations ont accompagné l’histoire de ma famille. Dès mes premiers pas dans la vie je n’ai respiré que l’air terrible du combat. Mon enfance fut une lutte sanglante, pleine de douleur et de larmes. Que j’ai pu être encore vivante à l’arrivée de César à Alexandrie tient tout autant du miracle que de ma force d’âme et si mes sœurs ont atteint l’âge adulte, aucun de mes frères n’a vécu au-delà de l’adolescence.
Dans notre famille, le désir de puissance était sans partage : le pouvoir revenait à celui qui avait le dessus. On aurait cru que chacun d’entre nous avait gardé, gravées dans son cœur, les paroles qu’Alexandre le Grand a prononcées à sa mort pour désigner son successeur : « Au plus fort ! »
Cléopâtre à l’âge de quatorze ans se voit contrainte d’assister à l’exécution de sa sœur Bérénice, organisée par son propre père (- 55)
La dérision sinistre que traîne avec elle la mort ne m’a pas empêchée d’être sensible au courage de ma sœur qui, après quelques vaines supplications, a fini par bouleverser le rituel du sacrifice. Dans un mouvement de défi, elle a déchiré son vêtement et, exposant ses seins, elle a tendu sa gorge au bourreau : elle n’a pas cessé de fixer mon père de toute la force de son regard, sous les yeux de la foule que contrôlait un détachement de légionnaires. Bouleversée par le sort de mon aînée, j’étais en même temps consciente d’être trop jeune pour choisir un parti.
Pas un des Alexandrins présents n’a osé protester, médusés par le spectacle d’un père qui décidait, à l’instar de la Parque, de trancher le fil de la vie de sa propre fille. Ils auraient dû se souvenir du sort qu’avait subi leur ambassade à Rome. Eux, qui l’avaient nommé Nouveau Dionysos, par ironie, en raison de son goût pour les vignes du dieu, ont découvert à cet instant qu’ils avaient un nouveau maître et qu’il faudrait compter avec sa cruauté. Le clergé, lui, a retrouvé son roi et en a été satisfait.(…)
Je suis demeurée impassible, mais le souvenir de cette scène sanglante devait rester vif au fond de ma mémoire. La mort et le soupçon rôdaient partout : l’aile de Thanatos planait au-dessus du Palais. J’éprouvais une sensation de vertige : la violence et la douleur démesurées de notre histoire familiale s’imposaient brutalement à moi. (…)
C’est à ce moment que j’ai décidé d’être indépendante, d’affirmer ma force et de rendre mon âme toute puissante. Je ne m’unirais qu’à ceux qui m’aideraient à ranimer les rêves de mes ancêtres, depuis trop longtemps ensevelis dans leurs statues de pierre. J’ai cessé de croire que l’on ne pouvait vivre qu’à l’ombre des Romains et de mon père. Avec l’insouciance de l’enfant, cette illusion servile venait de mourir. (…)
Peu de temps après l‘exécution de Bérénice, je me suis promenée seule, méditant ces résolutions, quand un orage matinal a éclaté au-dessus de la mer. J’ai trouvé un abri sous la ramure d’un dattier du désert qu’on était parvenu à acclimater dans le jardin du palais. Le sang battait à mes tempes, tandis que je pressais sur l’écorce rugueuse mon visage ruisselant. J’ai enserré l’arbre, écrasée soudain de solitude. Peu à peu les éléments autour de moi se sont apaisés. Quand j’ai relevé la tête, j’ai vu se former l’orbe immense d’un arc-en-ciel qui ceignait le phare d’Alexandrie.
Après sa première nuit passée auprès de César
Le matin nous a surpris unis l’un à l’autre. Le courant des siècles nous avait emportés jusqu’à la Porte des songes.
Avant de rejoindre ses quartiers, a -t-il senti la saveur virginale de l’amante que j’étais devenue ? Je lui ai lancé, émue, ce vers de Théocrite de la fête des Thalysies : « Viens, le chemin nous est commun, et commune la lumière du matin. » En me serrant dans ses bras, il m’a considérée avec la tendresse d’un amant des premiers jours. J’ai su que ma destinée venait de basculer.
Sur la terrasse, l’air de la mer se jouait de mes cheveux ; mon voile ne couvrait plus mes seins, et j’ai senti sur mon visage l’éclat du plaisir. César m’a fait tous les serments que lui inspirait l’intensité du moment. Mais la Nymphe d’Alexandrie – je le savais bien, et il le savait aussi – ne pourrait retenir le héros captif dans sa caverne qu’autant que le Destin le permettrait.
Cléopâtre visite Thèbes avec César (voyage sur le Nil, printemps – 47)
Les abords du temple d’Amon offraient le spectacle d’un désordre hiérarchisé.
Nous avons vu surgir les stèles monumentales des rois et des reines de toutes les époques devant le premier pylône du temple. Elles occupent les lieux les plus en vue ; mon cœur a battu plus fort : j’étais l’héritière d’un passé prestigieux. Toute ma vie, j’ai maintenu ce lien avec le passé qui a déterminé et façonné ma jeunesse ainsi que mes souvenirs.
J’ai tremblé d’émotion devant ces paysages et ces monuments qui avaient résisté à l’écoulement du temps : j’ai vu là un visage de la beauté différent de celui d’Alexandrie. J’ai prié les dieux pour que s’élargisse à l’univers cette présence silencieuse et austère des stèles qui s’élevaient devant nous. Mon voyage m’a ramenée aux origines de l’Égypte, à son éveil miraculeux ; et, quel bonheur ! César m’aimait.
Cléopâtre découvre la surprise que César lui a réservée (premier voyage à Rome-46)
La surprise qu’il me destinait se trouvait dans le Forum Julium, chef-d’œuvre d’urbanisme que ses architectes venaient d’achever à l’occasion de ses triomphes, et au nord duquel se dressait un temple corinthien consacré à Venus Genetrix, où par la suite il recevrait ses solliciteurs. Ni le temple ni le forum n’avaient encore été consacrés officiellement.
Sa statue équestre se dressait au centre d’une place rectangulaire entourée par un péristyle sur trois côtés qui abritait des boutiques fréquentées par ses clients, dans un quartier où César était chez lui. Le public pouvait apercevoir dans l’abside du temple une statue dorée de Venus Genetrix. On distinguait aussi un Éros ailé, paré d’une chaîne de corps, posé sur l’épaule droite de Vénus : il entourait de ses mains le cou et le visage de sa mère. J’avançais vers César accompagnée de Kombabos et de mes serviteurs : il vint à ma rencontre et m’invita à découvrir le groupe statuaire. En constatant que Vénus avait mes traits, je restai muette. Un diadème serti d’un rubis ceignait ses cheveux et pouvait laisser imaginer une couronne, mais le voile couvrant sa chevelure écartait cette idée. (…)
J’ai été sensible à l’audace de ce geste allusif où les modèles d’une mère divine et de son enfant bravaient la morale romaine en renvoyant directement à mon fils et à moi. (…)
Lorsqu’il s’agissait d’exprimer ses sentiments personnels, César n’hésitait pas à bousculer les coutumes ancestrales. En installant mon image de mortelle parmi celles des divinités et en me rendant hommage, il violait les usages de la religion romaine : il m’a conféré la splendeur de la puissance divine. Voici que, moi l’étrangère, je me dressais au cœur sacré de Rome, déesse reine face à la statue équestre de l’imperator. Le message de César était si hardi qu’il échappait à l’entendement.
La rencontre de Cléopâtre et d’Antoine à Tarse (Cilicie, sud-est de la Turquie actuelle, – 41)
Je me rappelle avec nostalgie le plaisir que j’ai eu à mettre en scène notre rencontre et à jouer ma métamorphose en Aphrodite ‒ celle par qui la grâce et la jouissance habitent la terre et illuminent le ciel. D’un côté, le Nouveau Dionysos, le dieu du jaillissement de la sève qui fait croître la vigne ainsi que les jeunes êtres, de l’autre, la Nouvelle Aphrodite, la déesse génitrice, l’accoupleuse nocturne des êtres vivants, celle qui apporte la vie.
Quant à mon fils, le jeune César, il a endossé le rôle d’Éros, sous l’apparence d’Horus. Une fois prête, je suis partie pour Tarse, décidée à frapper l’imagination des peuples.(…)
La mélodie des hautbois phrygiens aux sons rauques, celle des flûtes traversières, le son des tambourins, les hymnes langoureux, le spectacle des femmes mi-nues, à peine couvertes de chaînettes en bulles d’or et de pierres scintillantes, tout indiquait la présence à bord de la plus voluptueuse des Déesses. Qu’allait-il se produire lorsque Antoine-Dionysos verrait Aphrodite et Éros son fils ? À la faveur de cette rencontre sacrée, un nouveau cycle attendu par le monde allait-il commencer ou bien cela ne resterait-il qu’un jeu, une folie passagère ? (…)
Au fond de moi-même, je demeure cette actrice consciente de son jeu, qui voulait étonner Antoine par le luxe et la beauté des tableaux sensuels qu’elle avait imaginés, mais ce n’était là que des figures et des images. J’ai osé l’impudeur pour parvenir à la vérité d’une rencontre. Comment ne pas chercher à se dépasser quand on a le plaisir de jouer Aphrodite ?
En réalité, la foule a été d’abord stupéfaite à la vue d’Antoine sur le quai, précédé de vingt-quatre licteurs, pour accueillir la « déesse née des flots marins » et la guider vers la porte de la ville dite « de la Mer ». Mais quand j’ai débarqué, accompagnée d’un cortège de jeunes filles et que j’ai été saluée par Antoine, une clameur immense est montée pour célébrer deux êtres voués à unir leurs destins. L’illusion avait triomphé.
J’ai su, alors, que j’avais gardé tout mon pouvoir : j’aime à me rappeler aujourd’hui, en ces heures cruelles, ce qui a été un merveilleux instant.
Après la défaite d’Actium (2 septembre -31), Cléopâtre substitue à la « Société des Inimitables » celle de « Ceux qui vont mourir ensemble »
Nous nous réunissions dans une salle attenante à un jardin, dallée de marbres colorés, où d’une fontaine coulait la fraîcheur du Nil éternel. Sur les parois étaient peintes des plantes aromatiques poussant au milieu d’un paradis ; on y voyait s’envoler des oiseaux de toutes les espèces.
Dans nos banquets qui avaient repris, nous exorcisions la crainte de la mort par l’imagination et cherchions à en triompher en raffermissant nos âmes – comme les philosophes stoïciens qui en firent un art.
Caton, Caton d’Utique, comme je comprends maintenant ton suicide ! Mais je ne tiens pas la vie pour futile et je refuse la rigueur de tes principes stoïciens. Je ne souhaite pas me détacher du monde, mais retrouver la gaieté à laquelle j’ai dû renoncer pendant ces années de guerre : seule existe désormais pour moi la vie dans ce qu’elle a de plus précieux !
Oui, mourir, mais au milieu de l’odeur des parfums ‒ l’haleine des divinités ! Partager mes angoisses et mes joies dans la douceur des nuits qui se prolongent et l’illumination constante de nos derniers instants !
Je veux jouir des plaisirs initiés, à l’aube des temps, par Dionysos, le dieu trois fois né, me laisser envahir par l’extase préfiguratrice de l’immortalité. Je veux connaître la sensation de l’infini, la grande mort qui assurerait ma régénération. J’entends aussi défier Octavien et le reste du monde.
Face à ce tyran, je ne renonce pas à ma gloire.
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Voir l’entretien de Pascal Charvet sur la chaîne Youtube Historica Hellenistica :
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