La phrase latine du mois : Delenda Carthago
par Estelle Debouy
À l’origine du calendrier romain, le mois de mars était le premier de l’année car le retour des beaux jours marquait le début de la période de la guerre1. C’est l’occasion de revenir sur une formule qui fait partie des pages roses du Larousse mais dont on a peut-être oublié l’origine historique : Delenda Carthago. Si l’expression a été employée et répétée par Caton devant le Sénat, elle n’a jamais été prononcée telle quelle et on doit donc se contenter de discours rapportés, comme celui de Cicéron, dans le De senectute, VI, 18, qui fait parler Caton en ces termes :
At senatui, quae sint gerenda, praescribo et quo modo ; Karthagini male iam diu cogitanti bellum multo ante denuntio ; de qua uereri non ante desinam quam illam excisam esse cognouero.
Proposition de traduction :
Eh bien je dis au Sénat quelles guerres il faut faire et comment il faut les faire ; je déclare bien à l’avance la guerre à Carthage qui a depuis longtemps de mauvais desseins ; je ne cesserai de la craindre que lorsque j’aurai appris qu’elle est rasée.
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Un peu d’étymologie :
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- Le verbe cogito, -are, -aui, -atum (littéralement : « remuer dans son esprit ») est connu de tous depuis Descartes : après avoir fait table rase de tous les principes qu’on lui avait enseignés, et afin de reconstruire une doctrine sur l’évidence et la raison, le philosophe reconnut comme première vérité la réalité de son existence, non pas grâce à son corps, mais grâce à son âme et, plus précisément, au signe qu’il pensait.
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- Le verbe uersor, -ari, -atus sum, qui a pour sens littéral « se tourner » et pour sens figuré « être mêlé à », est à l’origine de bien des mots de notre langue comme « versatile », « vertige » ou encore « divertissement », dont on comprend le sens pascalien : celui qui se divertit est celui qui se détourne des choses essentielles.
Bien que vaincue durant la seconde guerre punique (202 av. J.-C.), Carthage redevint prospère ; elle représentait donc toujours, aux yeux de Caton, un danger pour Rome. C’est pourquoi il n’eut de cesse de souligner auprès de ses compatriotes la nécessité d’entamer une troisième guerre punique afin de détruire Carthage (et c’est ce qui arriva en 146). Il faut bien comprendre que la formule de Caton n’est pas une rengaine prononcée à tout propos, mais au contraire un avis motivé dans le débat qui divise à cette époque-là : faut-il se lancer dans une troisième guerre punique ?
Si cette sentence est devenue proverbiale, c’est peut-être d’abord parce qu’elle a été prononcée à maintes reprises par un personnage qui incarne les vertus romaines, Caton le censeur, mais surtout parce que la destruction de Carthage fut dans l’histoire romaine un événement exceptionnel et traumatisant – ce que le verbe excido laissait prévoir – qu’il fallait, d’une certaine façon, exorciser en s’en déchargeant sur un seul homme, Caton.
Aujourd’hui, on emploie cette sentence pour exprimer l’opiniâtreté avec laquelle on poursuit un but. Sous l’Occupation, un journaliste collaborateur, Hérold-Paquis, s’était fait connaître avec sa chronique militaire de Radio Paris, dans laquelle il ridiculisait l’action des Alliés avec ce célèbre leitmotiv : « L’Angleterre, comme Carthage, sera détruite ! » Cela lui valut d’être fusillé en 1945.
1Le saviez-vous ? Mars reste le premier mois de l’année jusqu’en 153 av. J.-C. Voilà pourquoi les quatre derniers mois de notre année septembre, octobre, novembre, décembre signifient toujours étymologiquement le septième, le huitième, le neuvième, le dixième.
Pour aller plus loin :
Cette chronique est adaptée de Ipse dixit! Le latin en bref d’Estelle Debouy
Dans ce livre, Estelle Debouy souhaite laisser la parole aux auteurs latins : ainsi, plutôt que de lui faire réviser des règles de grammaire, elle propose au lecteur qui a le désir de perfectionner son latin, de se replonger dans la lecture des grands auteurs de l’Antiquité latine. À travers la lecture bilingue de proverbes latins en contexte, ce livre permettra au lecteur de se remettre de façon plaisante à l’apprentissage de la langue.