La phrase grecque du mois
Contribution ATC, adaptée par Julie Wojciechowski, complétée par Benoît Laudenbach
καὶ σὺ τέκνον
καὶ est un mot de liaison très courant, il est traduit d’habitude par « et », mais il a ici sa valeur adverbiale intensive ‘ »même, aussi » et porte sur le pronom qui suit : « καὶ σὺ ». La formule équivalente en latin serait et tu, ou tu quoque, « toi aussi, même toi ».
σὺ est le pronom personnel de 2e personne au singulier au nominatif et au vocatif, « toi (tu) ». Les pronoms sont facultatifs en grec ancien: on ne les utilise que pour insister dessus ou, comme ici, dans une phrase non verbale.
τέκνον, ου (τὸ) est le produit de l’enfantement. Il est de la même famille que τίκτω, « enfanter ». C’est donc l’enfant, mais aussi le petit d’un animal. On peut aussi l’employer quand on s’adresse à quelqu’un de plus jeune que soi, par exemple de manière affectueuse.
Son quasi-synonyme παῖς, ou παιδίον, a donné la racine péd– en français, qui sert à former des mots en rapport avec l’enfant, comme « pédagogue », « pédiatre »… Il est davantage utilisé en attique que τέκνον et, à la différence de celui-ci, il peut signifier « serviteur », « esclave », en plus de « jeune, petit ».
Alors quelle traduction proposer ?
« Toi aussi, mon petit », « Même toi, mon petit », « Toi aussi, mon enfant », « Toi aussi, mon fils »…
C’est cette dernière proposition qui est célèbre.
Revenons sur le contexte dans lequel ces mots auraient été prononcés, le 15 mars 44 av. J.-C., le jour des Ides de mars, par Jules César.
« Prends garde aux Ides de Mars ! »

Atque ita tribus et uiginti plagis confossus est uno modo ad primum ictum gemitu sine uoce edito, etsi tradiderunt quidam Marco Bruto irruenti dixisse: kai su teknon;
Il fut ainsi percé de vingt-trois coups: au premier seulement, il poussa un gémissement, sans dire une parole. Toutefois, quelques écrivains rapportent que, voyant s’avancer contre lui Marcus Brutus, il dit en grec: “Et toi aussi, mon fils!”
Suétone, Vie de césar, 82

L’étude de ce tableau est proposée dans les documents complémentaires. On y voit des sénateurs donnant chacun un coup de poinçon à Jules César.
Nous n’avons pas les sources évoquées par Suétone qui attesteraient de la véracité de la phrase ni du fait qu’elle soit prononcée en grec. Cela dit, c’est tout à fait probable puisque tous les Romains de la classe supérieure savaient le grec.
On la retrouve sous la plume de Dion Cassius :
Ταῦτα μὲν τἀληθέστατα· ἤδη δέ τινες καὶ ἐκεῖνο εἶπον, ὅτι πρὸς τὸν Βροῦτον {τὸν} ἰσχυρῶς πατάξαντα ἔφη « καὶ σύ, τέκνον; »
Telle est la version la plus vraie ; quelques-uns cependant ont ajouté qu’à la vue de Brutus qui lui portait un grand coup, il s’écria : « Et toi aussi, mon fils ! »
Dion Cassius, Histoire Romaine, tome V, livre 44, § 19
Cette phrase s’adresse à Brutus. Je vous invite à (re)lire l’article de Marjorie Lévêque, Antiqliché #4 (voir les documents complémentaires) pour connaître le contexte détaillé.
C’est l’abbé Lhomond, au XVIIIe s., qui, dans son manuel De viris illustribus, popularise la phrase en latin : « Tu quoque fili mi ! »
L’assassinat de César ne marque pas la fin des crises de la République, qui dureront encore jusqu’à la victoire d’Octavien sur Marc Antoine en 31 av. J.-C. Mais on peut dire qu’il marque le début de la fin de la République elle-même…
Pour aller plus loin :