La phrase grecque du mois : Ἀπὸ μηχανῆς θεός / Deus ex machina

La phrase grecque du mois 

Contribution de Laurent Caillot pour ATC,
et relecture de Julie Wojciechowski et Nadia Pla

 

 

Ἀπὸ μηχανῆς θεός / Deus ex machina

 

Cette fois, nous allons à la rencontre du syntagme ἀπό μηχανῆς θεός (apo mèkhanês théos), qui s’exprime en latin par deus ex machina. Expression couramment utilisée, mais d’où vient-elle ?

 

Le sens de l’expression

Commençons par en traduire les termes :

  • θεός (théos), le dieu ou la divinité, laquelle peut d’ailleurs être une déesse (θεά – théa),
  • ἀπό (apo), suivi du génitif, qui exprime l’origine ; c’est l’équivalent du latin e(x) suivi de l’ablatif (avec l’idée de sortir d’un lieu),
  • μηχανή (mèkhanê) désigne au sens propre une machine ou un engin, notamment une machine de guerre ou en l’espèce une machine de théâtre, et au sens figuré une invention ingénieuse. Les Romains ont calqué dessus le terme machina.
Dans son De Architecta (Livre X, 1, 1-4), Vitruve définit, au Ier siècle avant JC, une machine comme « un assemblage solide de pièces de bois disposées de manière à faire mouvoir les plus lourds fardeaux ». Selon lui, les machines simples se meuvent ὀργανικῶς (organikôs), à savoir par l’action d’un seul homme, ou μηχανικῶς (mèkhanikôs) lorsqu’elles sont composées et requièrent l’action de plusieurs opérateurs.

Dès la Grèce classique, ὥσπερ ἀπὸ μηχανῆς (ôsper apo mèkhanês, ὥσπερ = comme) signifiait déjà « d’une façon imprévue ou soudaine », ce que nous rendrions par un coup de théâtre.

L’ἀπό μηχανῆς θεός est donc :

  • au sens propre, à la fin d’une pièce, un dispositif manœuvré par un treuil pour faire entrer physiquement en scène un personnage divin, acheminé par une grue – le deus ex machina se distingue ainsi du deus absconditus, qui demeure caché,
  • au sens figuré, un événement inattendu et improbable qui vient dénouer l’intrigue. Ce glissement sémantique, par extension de sens, est une catachrèse.

 

Comment cela fonctionnait-il dans le théâtre grec classique ?

 

Source : dessin de Jean-François Bradu

Ce plan du front d’un théâtre grec nous aide à bien situer l’action car les termes grecs diffèrent sensiblement de leur équivalent moderne :

  • la σκήνη (skènè, scène) était un bâtiment qui servait de coulisses, dans lequel les acteurs changeaient de masque et de costume et où l’on entreposait des appareillages. Le mot σκήνη désignait à l’origine une tente ou une baraque (y compris dans les campagnes militaires) : c’est un lieu placé à l’abri des regards. Le devant de la scène était couvert de panneaux peints, qui pouvaient coulisser pour représenter différents décors. On trouvait aussi, sur le toit de la σκήνη, le θεολογεῖον (théologéion, parloir des dieux), sorte de balcon,
  • les acteurs jouaient non pas sur la σκήνη, mais sur le προσκήνιον (proskènion, avant-scène), plateforme en bois surélevée par rapport à l’orchestre et aux premiers gradins. Le προσκήνιον est parfois qualifié de λογεῖον (logéion), littéralement le lieu d’où on parle.

 

 

C’est le dramaturge Eschyle qui a introduit l’ἀπό μηχανῆς θεός, dont Euripide en particulier fera un large usage (dans 9 de ses 17 pièces connues en intégralité).

 

Le mécanisme consistait, la plupart du temps, à :

  • descendre un acteur sur le προσκήνιον (c’est-à-dire l’avant-scène, où se jouait l’essentiel de la pièce),
  • le hisser sur le θεολογεῖον (au-dessus de la scène),
  • ou encore à le faire monter sur le προσκήνιον, depuis une trappe.

 

Il pouvait porter des charges plus lourdes telles que des chars, des chevaux avec leur cavalier et même le chœur, déposé sur une plateforme.

Reconstitution d’une grue de théâtre grec à Agrigente en 2009. Source : Whitman College, Department of Theatre.

 

L’intervention de l’ἀπό μηχανῆς θεός avait lieu vers la fin de l’ἔξοδος (exodos), la scène finale du départ du chœur. Préparés derrière la σκήνη, les déplacements étaient réalisés à l’aide d’une grue ou d’une chèvre composée de pieds, d’une poulie, d’une corde et d’un treuil manuel permettant l’enroulement de la corde. Le treuil était actionné par un ou plusieurs machinistes pour lever ou abaisser le bras ou la poutre. La grue, engin plus complexe, se différencie de la chèvre par la présence du tympan, qui est une roue en bois dans laquelle un ou des hommes (ou animaux) marchent pour actionner le treuil.

 

Schéma d’une chèvre actionnée derrière la scène d’un théâtre grec. Source : Whitman College, Department of Theatre.

 

L’apparition de la divinité pouvait s’accompagner d’un fracas et de grondements provoqués par le βροντεῖον (brontéion), machine à tonnerre : il s’agissait d’un baril plein de pierres qui roulaient sur une feuille de métal.

Source : https://anticopedie.fr/WordPress/?p=1121

 

Après le fonctionnement de cet effet spécial qu’est l’ἀπό μηχανῆς θεός, venons-en maintenant au procédé dramatique lui-même.

 

Trois exemples célèbres tirés de pièces d’Euripide

 

Médée s’envolant sur le char du Soleil tiré par deux dragons, après avoir massacré ses deux enfants. Détail d’un calyx-cratère à figures rouges de Lucanie (environ 400 avant JC), attribué au peintre de Policoro. Cleveland Museum of Art

Dans Médée, le dénouement survient lorsque le Soleil envoie son char à l’héroïne, sa petite-fille qui vient de commettre son double infanticide, afin de lui permettre de quitter l’espace des hommes. Le char est déposé sur le προσκήνιον, puis soulevé pour représenter l’envol de Médée qui rejoint ainsi l’Olympe.

 

Sacrifice d’Iphigénie, fresque anonyme de Pompéi du Ier siècle après JC. Musée archéologique national de Naples

Dans Iphigénie à Aulis, le sacrifice d’Iphigénie est censé apaiser la colère d’Artémis provoquée par une offense d’Agamemnon et ainsi permettre à la flotte grecque d’appareiller vers Troie. Au dernier moment, alors que le devin Calchas s’apprête à frapper la victime expiatoire, Artémis (en haut à droite sur la fresque ci-dessus) organise la substitution d’Iphigénie par une biche. L’ἀπό μηχανῆς θεός consiste en ce prodige raconté par le messager à Clytemnestre, l’épouse d’Agamemnon.

 

Dans Hippolyte, Artémis intervient pour révéler à Thésée que celui-ci a été aveuglé par les mensonges de son épouse Phèdre, éperdument amoureuse de son fils Hippolyte. Le procédé d’ἀπό μηχανῆς θεός est assez rustique : alors que Thésée vient d’apprendre de la bouche d’un messager qu’Hippolyte a été blessé par un monstre marin, le chœur annonce simplement l’arrivée de la déesse, accompagnée d’Éros. Celle-ci prononce : Σὲ τὸν εὐπατρίδην Αἰγέως κέλομαι παῖδ’ ἐπακοῦσαι · Λητοῦς δὲ κόρη σ’ Ἄρτεμις αὐδῶ : « Je t’ordonne de m’écouter, toi le noble fils d’Égée ; c’est Artémis, la fille de Léto, qui te parle ».

 

L’éventail des solutions ainsi apportées à l’intrigue

Pierre Brulé, historien spécialiste de la Grèce antique, a analysé de manière systématique les résolutions divines ainsi apportées dans 23 pièces entières ou fragmentaires d’Euripide (cf. son article « Voir et entendre le dieu apo mèkhanês d’Euripide » disponible à https://books.openedition.org/pulg/8607?lang=fr et tiré de Belayche, Nicole, et Vinciane Pirenne-Delforge, éditeurs. Fabriquer du divin. Presses universitaires de Liège, 2015, https://doi.org/10.4000/books.pulg.8512).

Lors de l’ἀπό μηχανῆς θεός, la divinité pouvait ainsi, afin de clore le drame :

  • éclairer le passé, le présent et l’avenir, en réglant les différends et en installant de nouveaux rapports entre les protagonistes du drame,
  • dispenser des soins aux proches, en apaisant les souffrances,
  • évoquer une relation entre les dieux,
  • créer de nouvelles alliances, en particulier un mariage,
  • provoquer un mouvement (arrivée, départ, voyage),
  • organiser un rite tel qu’un sacrifice,
  • nommer ou changer un nom.

 

Un procédé critiqué pour son artificialité et sa facilité

Ces manifestations divines, qu’on peut qualifier de théophanie (apparition divine) ou de théodicée (justice divine) ont rapidement été raillées.

L’expression ἀπό μηχανῆς θεός / deus ex machina avait déjà pris un tour allégorique, comique voire péjoratif chez les Grecs et les Romains. Qu’un auteur ait recours à un miracle pour clore son récit nous apparaît souvent à nous aussi comme une facilité paresseuse – une issue « capillotractée » – qui le dispense de construire une intrigue cohérente.

 

Source : Illustration des Nuées d’Aristophane, par Adolfo de Carolis (1924), Commons Wikipedia

Dans plusieurs de ses comédies, Aristophane a parodié les ἀπό μηχανῆς θεός d’Euripide.

Prenons l’exemple des Nuées (Νεφέλαι – Néphélaï), où l’auteur se moque de Socrate, suspendu en l’air dans un panier, pour le représenter dirions-nous dans les nuages.

À sa première rencontre avec Socrate, le paysan Strepsiadès l’apostrophe ainsi : τοὺς θεοὺς ὑπερφρονεῖς (tous théous hyperphroneïs) : « tu méprises les dieux ».
Le verbe est composé à partie de φρονέ-ω (phronéô, je pense) ; le préverbe ὑπερ (hyper) fait référence à la fois au complexe de supériorité de Socrate et à la position élevée de celui-ci dans la nacelle.

Dans Les Nuées, l’école de Socrate est dénommée φροντιστήριον (phrontistèrion), le philosophoir ou lieu de méditation.

 

 

De son côté, il n’est pas étonnant qu’Aristote, attaché à la véracité des récits et des faits, condamne ce procédé dans sa Poétique (15, 8-9).

 

À ses yeux, il faut toujours rechercher aussi bien dans les mœurs que dans l’ordonnancement des faits, ou bien ce qui est nécessaire ou bien ce qui est vraisemblable.

 

Il poursuit : « il est évident que les dénouements doivent survenir à partir de l’histoire elle-même et non sous l’effet d’une machine comme dans Médée… ».

Buste d’Aristote. Marbre, copie romaine d’un original grec en bronze de Lysippse (vers 330 av. J.-C.). Ancienne collection Ludovisi.

 

Et, pour finir, une suggestion de découverte…

… si vous avez aimé cette Phrase grecque du mois et ses éclairages culturels, le Cahier de vacances Chez les Dieux de l’Olympe de Julie Wojciechowski, paru en juin 2024 chez La Vie des Classiques, le label pédagogique des éditions Les Belles Lettres, traite un grand nombre de thèmes mythologiques et de civilisation (dont Ἀπὸ μηχανῆς θεός / Deus ex machina) en 14 chapitres rédigés de manière à la fois ludique et apprenante. Cet ouvrage est présenté dans cet article d’Arrête ton char.

En vacances chez les dieux de l’Olympe, textes et dessins de Julie Wojciechowski, illustrations de Djohr, Éditions Les Belles Lettres

A propos Laurent Caillot

Amateur autodidacte de langues et cultures anciennes, parallèlement à mon métier d'inspecteur général des affaires sociales (mon emploi actuel : conseiller social de la ministre de la culture). J'ai commencé par me remettre au grec ancien et je réapprends désormais le latin. Je souhaite contribuer au dynamisme du réseau ATC

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