La phrase grecque du mois : ” θεῶν διδόντων οὐκ ἂν ἐκφύγοις κακά ” – Les Sept contre Thèbes d’Eschyle
Source de l’illustration : amphore à figures rouges, originaire d’Attique (vers 490 à 480 avant JC), représentant un rhapsode s’appuyant sur son bâton et récitant le début d’un poème : ΗΟΔΕΠΟΤΕΝΤYPIΝΘI : Ὧδε ποτ’ ἐv Tύρινθι [ἦν] : [C’était] ainsi un jour à Tyrinthe (cité d’Argolide, située dans le Péloponnèse). Œuvre exposée au British Museum de Londres : https://www.britishmuseum.org/collection/image/221978001. © The Trustees of the British Museum. Shared under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International (CC BY-NC-SA 4.0) licence
Pour cette édition de la Phrase grecque du mois qui fait peau neuve, avec sa nouvelle illustration issue d’une amphore du British Museum à figures rouges sur fond noir, représentant un rhapsode déclamant des vers, nous avons choisi une citation tirée d’une tragédie particulièrement sombre. Il s’agit du vers 719 des Sept contre Thèbes d’Eschyle : ” θεῶν διδόντων οὐκ ἂν ἐκφύγοις κακά “. Cette pièce est d’ailleurs au programme 2024/2025 de français et de philosophie, sur le thème « La communauté et l’individu », des classes préparatoires scientifiques aux grandes écoles.
Commençons par l’explicitation de la phrase grecque, dans l’ordre des mots grecs :
- θεῶν διδόντων est un génitif absolu : cette construction, analogue à l’ablatif absolu du latin, combine un sujet et un verbe au participe, tous deux au génitif. Le sujet θεῶν est pluriel, de ὁ θεός, οῦ : le dieu et διδόντων est le participe présent (διδούς, όντος) de δίδωμι : je donne. Le génitif absolu peut être rendu par : « les dieux donnant »,
- οὐκ marque la négation,
- la particule ἂν, suivie de l’optatif, introduit une action potentielle, imaginaire, que l’on peut rendre par le conditionnel ;
- ἐκφύγοις est la 2ème personne du singulier de l’optatif aoriste actif du verbe ἐκφεύγω : je fuis, je m’échappe (on reconnaît le préverbe ἐκ et le verbe φεύγω) ; le recours à l’aoriste manifeste qu’il s’agit d’une action pure, non durative. On peut rendre le verbe par une tournure impersonnelle ;
- dans κακά, on reconnaît l’adjectif substantivé κακός, ή, όν : mauvais, que l’on traduit ici par les malheurs ou plutôt les malédictions, car d’origine divine.
Ce vers peut donc être traduit par : « On ne pourrait pas échapper aux malédictions voulues par les dieux ».
Resituons le vers 719 dans son contexte tragique et mythologique. Prononcé par Étéocle, le roi de Thèbes, il répond au coryphée qui l’interroge au vers 718 : ἀλλ᾽ αὐτάδελφον αἷμα δρέψασθαι θέλεις ; – l’équivalent de notre point-virgule étant un point d’interrogation en grec –, à savoir :
- ἀλλά : mais,
- θέλεις : 2ème personne du singulier de l’indicatif imperfectif du verbe θέλω (je veux) : est-ce que tu veux,
- δρέψασθαι : infinitif aoriste moyen de δρέπω : je moissonne, d’où le sens de : absorber,
- αἷμα : le sang,
- αὐτάδελφον: de ton propre frère, adjectif formé à partir du pronom anaphorique αὐτός, ή, όν (soi-même) et du nom (ὁ, ἀδελφός, οῦ : le frère).
Ce vers peut être traduit par : « Mais tu voudrais verser le sang de ton propre frère ? ». Le coryphée, chef du choeur (de ἡ κορυφή, ῆς : la tête), cherche en effet à dissuader Œdipe de céder à la fatalité, mais cet espoir est voué à l’échec.
Nous sommes au cœur de l’intrigue des Sept contre Thèbes, où Eschyle met en scène l’affrontement fratricide des deux fils d’Œdipe, Étéocle roi de Thèbes et Polynice qui cherche, avec les Argiens, à prendre la cité de Thèbes pour renverser son frère. En réalité, aux sept portes de Thèbes se pressent sept chefs de guerre argiens, d’où le titre de la pièce.
Les noms des deux principaux personnages de la tragédie sont évocateurs :
- Étéocle (ὁ Ἐτεοκλῆς, έους), à la tête de la maison royale de Thèbes, incarne la véritable (ἐτεός, ά, όν) gloire (τὸ κλέος, dont le sens premier est le bruit et le sens dérivé, la renommée),
- Polynice (le querelleur) est un nom propre formé à partir de l’adjectif πολυ-νεικής, ής, ές, de πολύς, πολλή, πολύ : nombreux et τὸ νεῖκος, εος (ou ους) : la lutte, la querelle, la dispute.
Ces deux fils d’Œdipe ont été condamnés par la malédiction de leur père Œdipe (cf. Œdipe à Colone, tragédie de Sophocle) pour l’avoir négligé et exilé de Thèbes. En réalité, la malédiction frappe toute la famille des Labdacides, la lignée de Labdacos, grand-père de Laïos et fondateur de Thèbes. Œdipe, à la fois parricide et inceste, avait subi lui-même la malédiction infligée par l’oracle de Delphes à son père Laïos : celui-ci ne devait pas avoir d’enfant sans quoi l’enfant tuerait son père et épouserait sa mère Jocaste. C’est pourquoi Œdipe fut abandonné par sa mère, à sa naissance, au pied du mont Cithéron, les pieds mutilés (d’où dérive son nom : aux pieds gonflés, de οἰδέ-ω : je gonfle et ὁ πούς, ποδός : le pied). Cela n’empêche pas le destin inexorable de s’accomplir : Œdipe avait été entre temps recueilli et était revenu incognito à Thèbes, tuant son père au cours d’une rixe à un carrefour puis répondant avec succès à l’énigme du Sphinx qui terrorisait Thèbes, exploit qui lui valut d’épouser Jocaste et de devenir ainsi roi de Thèbes. Œdipe conçut avec sa mère deux fils Étéocle et Polynice et deux filles Antigone et Ismène.
Urne cinéraire exposée au Musée des Beaux-Arts de Lyon, en terre cuite rouge clair moulée polychrome, représentant le combat Étéocle et Polynice, entre deux Érinyes, ces Furies meurtrières qui se déchaînent. Prisé durant la période hellénistique, ce type de monument funéraire était fabriqué en série par les ateliers étrusques du Chiusi, au 2ème siècle avant JC. Source : https://collections.mba-lyon.fr/r/fc39c7bc-3667-4a7b-a32b-143322298b3a
Le vers 719 clôt le deuxième épisode de la pièce, à la suite de quoi Étéocle quitte la scène et le choeur se lamente sur le sort qui attend les deux frères. Ce deuxième épisode, particulièrement long (près de 350 vers) est la fameuse « scène des boucliers », au cours de laquelle le messager annonce à Étéocle quel guerrier thébain va s’opposer à la marche de chacun des sept guerriers argiens ; à la fin de l’épisode, Étéocle se désignera lui-même pour rivaliser avec Polynice à la septième porte. Il ne fait qu’accomplir son sort comme il le rappelle au vers 653 : « Race furieuse, si durement haïe des Dieux ! » (traduction de Paul Mazon pour Les Belles Lettres, collection Classiques en poche Bilingue, 2020). Peu après dans la pièce, le messager annonce le double décès d’Étéocle et de Polynice (vers 800), qui se sont entretués de leurs mains fraternelles, puis on rapporte leurs corps (vers 847).
Préfaçant La Thébaïde ou les Frères ennemis (1697), Jean Racine estimait que ce sujet était « le plus tragique de l’Antiquité ». Dans le théâtre d’Eschyle, la justice divine s’abat dans toute sa cruauté, incluant dans sa vindicte toute la descendance du personnage maudit, jusqu’à son extinction. En l’espèce, Laïos n’aurait pas dû engendrer de fils contre l’ordre d’Apollon.
Source : https://www.larousse.fr/encyclopedie/images/Les_funérailles_d’Étéocle_et_de_Polynice/1316763
En conclusion, ce caractère héréditaire de la faute apparaît proprement vertigineux et fascinant pour les Modernes que nous sommes. Les Sept contre Thèbes illustrent le thème de la fatalité divine dans le théâtre d’Eschyle : il s’agit de la dernière pièce d’une trilogie tragique présentée aux Grandes Dionysies d’Athènes en 467 avant JC (et couronnées par le premier prix), dont les deux premières (Laïos et Œdipe) ont été perdues. Le cycle thébain reste l’une des principales inspirations de la littérature tragique que nous ait léguées la Grèce antique.
En cette période de fêtes, voici un petit bonus linguistique avec ces vœux de bonne année :
Εἴθε τὸ νέον ἔτος σοι ὡς βέλτιστον εἴη
où
- εἶθε, suivi de l’optatif, exprime un vœu,
- τὸ ἔτος, εος (ou ους) : signifie l’année,
- εἴη est la 3ème personne du singulier de l’optatif imperfectif (présent) du verbe εἰμι, je suis,
- σοι est le datif du pronom personnel σε (toi),
- ὡς, suivi du superlatif, signifie le plus possible,
- βέλτιστον est le superlatif, au nominatif singulier neutre (car attribut de ἔτος), de l’adjectif ἀγαθός, ή, όν: bon,
ce qui donne : Pourvu que ta nouvelle année soit la meilleure possible !
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