Entretien avec Yann Le Bohec : “La vie du soldat romain : quid novi?”

Avec la complicité de Lucius Gellius Publicola, je suis allée à la rencontre de Yann Le Bohec, historien et épigraphiste de renom, Professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne, Chevalier de l’ordre de palmes académiques, Prix de l’académie française. C’est le spécialiste de l’histoire militaire romaine que nous interrogeons aujourd’hui pour qu’il nous aide à dessiner le vrai visage du légionnaire romain, et à dépoussiérer les clichés qui l’entachent encore. Pour cela, faisons un détour par les sources et par les fouilles archéologiques les plus récentes, Car la vie du simple soldat était bien plus rustique et sobre que celle des officiers qui recherchaient les raffinements de Rome même dans les coins les plus reculés de l’empire , comme le célèbre général gastronome Lucullus.

Julie Wojciechowski

Arrête ton char ! : Bonjour Yann Le Bohec, la liste des livres que vous avez écrits sur l’histoire romaine ne tiendrait pas sur une page, mais vous avez publié en 2020 chez Tallandier “La vie quotidienne du soldat romain à l’apogée de l’empire”. C’est justement de ce sujet que nous voulons aborder ! Vous dîtes dans l’avant-propos que la vie quotidienne du soldat romain n’avait jamais été abordée de cette manière, ou que, quand elle l’était, c’était à contre-sens : pouvez-vous nous éclairer ?

Yann Le Bohec : Bonjour à vous et à vos suiveurs. Eh bien, je vais répondre à votre question par une autre question : connaissez-vous un autre livre consacré à « la vie quotidienne des soldats de l’armée romaine » ? Non, parce qu’il n’y en a jamais eu. De fait, jusqu’au début des années 1980, les études militaires étaient mal vues dans l’université. Elles étaient jugées au mieux inutiles (« c’est toujours le pays le plus riche qui gagne »), au pire elles étaient suspectées de visées horribles, fascistes pour dire le mot. Depuis, quelques articles plus ou moins courts ont repris cette expression de « vie quotidienne », mais ils n’en abordent que des aspects secondaires.

Pour connaître les aspects à côté desquels il ne faut plus passer quand on veut comprendre la vie quotidienne du légionnaire romain,

vous trouverez toutes les réponses dans le livre « La vie quotidienne du soldat romain à l’apogée de l’empire ».

A. T. C. : Pourquoi, selon vous, le cliché d’une armée uniformisée a-t-il perduré ? Je suis tentée d’employer le passé car j’ai l’impression qu’il tend à s’amenuiser, en tout cas vous y contribuez. Le cinéma l’a entretenu, pour des raisons de production de costumes à la chaîne et de rendus cinématographiques, puisqu’on se doute que les historiens qui travaillent sur les tournages ont averti de ces écarts avec la réalité de la légion romaine, qui a de plus évolué en près de 1000 ans d’Histoire… Voyez-vous d’autres biais?

Yann Le Bohec : Oui, bien des gens continuent à propager cette image d’uniformité, même dans les livres. Pourquoi ? Si j’étais méchant, je dirais « par paresse ».

A. T. C. : Remontons-nous donc  les manches et  allons regarder du côté des sources. L’épigraphie funéraire nous donne beaucoup d’informations sur la carrière des soldats, leur provenance, là où ils sont décédés… Toutes les stèles sont-elles similaires ?

CIL, XIII, 1852 : Cippe du IIème siècle, musée gallo-romain de Fourvière (Lyon)
D(iis) M(anibus) / Sex(to) Cossutio / Sex(ti) fil(io) Quirin(a) / Primo emerito / ex coh(orte) XIII Urb(ana) / T(itus) Silius Hospes, signifer coh(ortis) / eiusdem amico / posuit.
« Aux dieux Mânes. A Sextus Cossutius  Primus, fils de Sextus, de la tribu Quirina, émérite* de la cohorte XIII Urbana. Titus Silius Hospes, porte-enseigne de la même cohorte, a élevé (ce tombeau) à son ami. »
* L’émérite est un evocatus, c’est-à-dire qu’il a rempilé après son 1er service de 25 ans.
Photo @Lucius Gellius

Yann Le Bohec : Toutes les stèles funéraires étaient composées sur le même modèle, un modèle qui variait peu d’une province à l’autre. Quand elles concernaient un soldat, elles indiquaient son grade, éventuellement le nom de son centurion et la durée de son service : « Ici repose X…, soldat de telle légion, de la centurie de N…, qui a vécu x… années et servi x2… années ».

A. T. C. : Pouvez-vous nous montrer comment on fait parler une stèle à partir de cet exemple ?

Yann Le Bohec : Pour faire parler cette inscription, il me faudrait dix pages pour y arriver. Disons que ce texte date du IIe siècle comme le prouve le formulaire (DM abrégé, tria nomina, XIIIe cohorte urbaine à Lyon) ; le défunt est un ancien soldat (c’est ce que signifie « émérite ») ; le monument a été offert par un collègue et ami, ce qui ne veut pas dire qu’ils étaient homosexuels comme je l’ai déjà entendu.

A. T. C. : Dans les écrits des soldats, il y a beaucoup d’intendances et de comptabilité. Nous avons ici, semble-t-il, une liste de courses de soldats romains sur une tablette pour l’approvisionnement du camp de Vindolanda : que nous dit-elle de notre homme ?

Tablette Vindolanda 343 : Lettre d’Octavius à Candidus concernant les approvisionnements en blé, peaux et tendons. British Museum (Londres) License creative commons 3.0 Michel Wal

Yann Le Bohec : Vous abordez ici une très vaste question, la logistique de l’armée romaine. De gros livres (en allemand !) lui ont été consacrés. Une armée avait deux sortes de besoins, la nourriture et l’équipement. Pour nous limiter à l’essentiel, je dirais qu’il fallait d’une part du blé, du fourrage et de l’eau, de l’autre du bois, du fer et du cuir. Les légionnaires étaient très sobres.

A. T. C.Quant aux lettres de soldats, plus intimes, que nous apprennent-elles sur leur équipement, sur ce qu’ils mangeaient, sur leur vie quotidienne dans un fortin parfois loin de tout ?

Yann Le Bohec : Les lettres de soldats nous informent sur tout, mais de manière partiale et partielle. Les auteurs ne disent pas tout, parce qu’il y avait des évidences et parce que le hasard des découvertes ne permet pas de tout savoir.

A. T. C. : Le latin est-il la langue officielle ?

Yann Le Bohec : Le latin était la langue de commandement ; il était interdit de donner des ordres dans une autre langue. Mais, dans leur vie quotidienne, les soldats utilisaient parfois plusieurs langues, en polyglottes : le latin donc, le grec langue de communication en Orient et souvent une langue locale, le gaulois, l’égyptien, l’arabe, etc.

A. T. C. : Dans les correspondances de soldats à leur famille lointaine, il y a des formules particulières de politesse et de tendresse, pouvez-vous nous en dire quelques exemples ?

Yann Le Bohec : Le soldat dit à ses parents qu’il les aime, qu’ils lui manquent. Il leur adresse mille souhaits et il n’oublie jamais (ou presque) de leur demander un peu d’argent. Les soldats aimaient leur femme et leurs enfants ; et les rejetons, comme les épouses, aimaient leur soldat de père. De nombreuses inscriptions le prouvent. Bien sûr, ceux qui ne s’aimaient pas ne le disaient pas.

Fichier:Roman writing tablet 03.jpg

Tablette d’écriture romaine du fort romain de Vindolanda du mur d’Hadrien , dans le Northumberland (1er-2e siècle après JC). Tablette 291 : Lettre invitant Sulpicia Lepidina, la femme du commandant, à une fête d’anniversaire, vers 97-103 ap. British Museum (Londres) Michel wal

https://romaninscriptionsofbritain.org/inscriptions/TabVindol291

A. T. C. : Dans l’épigraphie des “vivants”, l’écriture est partout : y a-t-il d’autres supports qu’utilisaient les légionnaires que ceux que nous avons abordés ? 

Yann Le Bohec : Les textes ont été écrits sur la pierre, parfois le bronze, sur des papyrus, des tablettes de bois, des ostraka (morceaux de vaisselle cassée qui pouvait servir comme brouillon) et du vélin.

A. T. C. : On voit peu les animaux représentés dans les documentaires sur l’armée romaine, pourtant ils étaient omniprésents.

Yann Le Bohec : L’armée romaine utilisait beaucoup d’animaux. On compte environ 5000 bêtes pour 20000 hommes. Les officiers et les cavaliers d’ailes disposaient de chevaux. Le train était assuré par des mulets et des bœufs (tentes, artillerie, logistique, etc.). La sécurité était renforcée par des chiens et des oies. Il y avait du personnel pour les nourrir ou les soigner.

A. T. C. : Qui étaient les médecins dans l’armée romaine ?

Yann Le Bohec : Les médecins de l’armée romaine, medici, n’avaient pas fait six ans d’étude. Ils étaient des soldats venus du rang, qui avaient appris les soins de manière empirique et qui tuaient plus qu’ils ne guérissaient : pour arrêter une hémorragie, ils mettaient de la terre ou des linges souillés, à titre d’exemple. La seule pratique efficace était l’amputation pour éviter la gangrène … à condition que le patient ne meure pas de la gangrène, du tétanos ou d’une infection quelconque.

Un légionnaire était un athlète de haut niveau.

A. T. C. Les outils scientifiques pour analyser l’homme ont bien évolué : on ne se contente plus des vestiges. Que pensez-vous du rôle de la reconstitution pour actualiser les données sur la vie du légionnaire ?

Yann Le Bohec : La reconstitution est très utile pour l’historien, car elle lui permet de comprendre des réalités concrètes, par exemple le poids qui reposait sur les épaules d’un soldat, les techniques du combat, etc. En même temps, il faut conserver de l’esprit critique (l’esprit critique, qui fait souvent défaut aux hommes, est très utile dans la vie quotidienne). Un exemple : un reconstituteur est un homme du XXIe siècle qui exerce un métier, parfois sédentaire ; il ne peut totalement être considéré comme un légionnaire, qui, lui, était un athlète de haut niveau.

 

A. T. C. Vous écrivez qu’il faut se méfier de l’attrait de la nouveauté, et ne pas négliger les apports des textes antiques : pourquoi et comment les relire, au regard des nouvelles découvertes ? D’ailleurs les manuels militaires, comme celui de Végèce par exemple, étaient-ils à prendre comme argent comptant ?

Yann Le Bohec : Il ne faut jamais rien prendre comme argent comptant. Reconstituer l’Antiquité, l’armée romaine, c’est comme bâtir un mur : le maçon juxtapose des pierres sans chercher à connaître leur origine. Elles doivent simplement s’ajuster les unes aux autres. Ici aussi l’esprit critique est indispensable.

A. T. C. : On joue ? Parmi ces assertions sur le soldat romain, lesquelles sont vraies ou fausses ?

 

 

Pour aller plus loin : 

Entretien avec Lucius Gellius Publicola : Archéologie, expérimentation et reconstitution historique antique, quel intérêt dans l’enseignement des LCA ?

Le récent documentaire diffusé sur France 5, dans Sciences Grand Format, “Dans la peau du soldat romain”, contribue aussi à entrer dans l’intimité du soldat et à en dépoussiérer l’image à destination du grand public : 

 

A propos ju wo

Professeur de français et des options FCA et LCA dans l'académie de Lille. Passionnée de cultures antiques et de langues anciennes et attachée à leur rayonnement et à leur promotion dès l'école primaire. Co-responsable du concours ABECEDARIVM pour l’association ATC.

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