Entretien avec le groupe Istoar : quand la mythologie grecque est mise en musique, “En scène l’Histoire ancienne ! “

Aujourd’hui, pour l’association Arrête ton char !, je suis allée à la rencontre de Baptiste et de Victor qui forment le groupe Istoar.  Suivons-les dans le récit de leur projet original autour de la mythologie grecque qu’ils mettent en musique, et plus encore !

Julie Wojciechowski

 

Nous proposons peut-être aux élèves ce que nous aurions aimé vivre nous-mêmes _ Baptiste

 

Arrête ton char ! : Comment est né Istoar ? Comment s’est passée votre rencontre ?           

Baptiste : Le duo est né après notre rencontre à l’Université alors que nous préparions les concours du capes et de l’agrégation d’Histoire. Après un échec à ces derniers, nous avons décidé de partir ensemble pour une grande randonnée (GR20) en Corse. Ceci peut paraître anecdotique et quelque peu hors propos mais c’est en fait essentiel. C’est en cheminant au pied des montagnes corses que nous avons finalement cheminé au cœur de nous-mêmes, de nos questionnements, de nos déceptions et frustrations quant à la dimension académique de l’enseignement et de l’étude de l’Histoire. Nous nous sommes convaincus que ni l’un ni l’autre ne voulait repartir pour une année de préparation aux concours de l’enseignement. Quelque chose d’essentiel en nous, en Victor comme en moi, ne parvenait pas à s’exprimer dans le cadre offert tant par l’université que par la perspective de l’enseignement scolaire. Notre passion commune pour la musique et notre amitié naissante ont fait le reste. Nous nous sommes convaincus de la nécessité de créer un projet qui nous ressemble, à mi-chemin entre la science historique et l’art de la scène. Ce duo est donc la somme de nos expériences personnelles mais également de notre désir d’aller plus loin que ce que propose l’Institution. D’une certaine manière nous proposons peut-être aux élèves ce que nous aurions aimé vivre nous-mêmes : un rapport plus ludique, plus doux, plus sensible au Savoir.

Les deux années qui ont suivi (2020 et 2021) nous ont conduits à enseigner en établissement (lycées) par nécessité financière. Nous en gardons néanmoins un bon souvenir. Personnellement je persiste à penser que ce fut une très belle expérience qui de surcroît nourrit chacun de nos passages en établissement scolaire lorsqu’il s’agit pour nous de mener nos “ateliers des aèdes”.

Victor :  Je me souviens très bien d’avoir croisé Baptiste à la fac entre deux bouquins de préparation aux concours, d’avoir échangé quelques mots, et d’avoir assez vite compris que nous étions un peu dans la même situation : musiciens, ayant fait pas mal d’autres expériences humaines et professionnelles, vouant un culte encore un peu timide au statut du professeur, ce grand dispensateur du savoir. Nous avions gardé de nos expériences respectives une grande curiosité pour le monde et un goût de l’éclectisme qui ne se dément toujours pas ; pour autant nous étions extrêmement partagés entre notre goût pour l’Histoire et son enseignement et le reste, ce qui aurait pu nourrir cette pratique, en particulier nos activités musicales respectives. Notre rencontre et la naissance d’Istoar, c’est cette histoire-là : celle de la réunion de passions en apparence antithétiques et pourtant parfaitement complémentaires ! 

 

Ce que représentent les mythes fondateurs, c’est cette sage et humble pertinence que l’Ancien offre au Moderne. Libre à nous de la saisir ! _ Victor

 

A.T.C. : Pour le premier opus “Muthos”, les mythes fondateurs sont à l’honneur : que représentent-ils pour vous ?

Baptiste : Les Grecs m’ont toujours fasciné parce qu’ils ont toujours eu ce souci d’essayer de cerner l’être humain, de le donner à voir et à comprendre, afin de constamment trouver de meilleures manières de vivre, avec soi-même et avec les autres. En effet, je crois que les mythes grecs, ont ceci de particuliers qu’ils ont réussi à saisir les complexités, les contradictions, les récurrences propres au comportement des mortels en parlant pourtant des divinités et en décrivant des mondes souvent fantastiques.

Le choix précis des mythes présents sur l’EP “Muthos” s’est fait par affinité personnelle avec ces derniers mais aussi avec la conviction que ceux-ci font partie des plus connus du grand public.

Victor : J’ai une approche plus sentimentale et sensible des mythes fondateurs ; mon père me les racontait quand j’étais petit. J’ai des souvenirs précis de la manière dont ils se sont imprimés dans mon esprit : la vengeance d’Achille, le cheval de Troie, autant d’épisodes qui sont restés gravés ! Ce qui m’a intéressé au début de notre projet, c’est pourquoi je porte encore ces histoires avec moi aujourd’hui, alors que tant d’autres ont été oubliées. La réponse est désormais évidente : elles me parlent d’une certaine manière, et avec une pertinence que n’ont pas les autres. Quel est ce lien qui nous unit aux Grecs de l’Antiquité ? Une communauté d’existence humaine, sans nul doute, qui produit le miracle suivant : les mises en garde qu’ils s’adressaient à travers les mythes nous parlent encore, elles se sont même aiguisées au fil des conteurs qui les ont conduit à travers les millénaires. Ce que représentent les mythes fondateurs, c’est cette sage et humble pertinence que l’Ancien offre au Moderne. Libre à nous de la saisir !

 

A.T.C. : Quels instruments expérimentez-vous ? 

Baptiste : Les instruments que j’utilise sont la voix (pour le chant et le rap), le duduk (“hautbois” arménien) et le bendir-daf (tambour sur cadre présent au Maghreb mais également au proche et moyen Orient d’où les différents noms). Là encore, il est question de sensibilité.

Le rap est issu de la culture urbaine hip-hop dans laquelle je me suis plongé à corps perdu durant mon adolescence. Il a toujours été, et continue à être un exutoire, une manière d’exprimer en mots mes maux ou, lorsqu’il s’agit de textes qui ne sont pas personnels comme c’est le cas des mythes grecs, une manière de me défouler non à travers les mots mais à travers son exécution. Je reconnais au rap une grande aptitude à libérer des tensions parce que le rythme que l’on doit suivre fait s’exprimer le corps avant l’intellect. Il a pour moi une grande dimension physique, voire sportive que j’adore. En dehors d’Istoar, mon rap est très politique et quelque peu philosophique. C’est ici son aptitude à dénoncer et à condamner qui m’intéresse.

En ce qui concerne le duduk, j’ai fait sa connaissance par hasard lorsqu’un ami m’en a fait écouter. C’était en 2015. J’ai tout de suite été emporté par la beauté de sa sonorité. L’un des défauts de l’homme est peut-être de vouloir s’approprier ce qu’il aime… Je n’ai pas échappé à cette tendance et m’en suis donc procuré un. C’était en 2016. Après quelques années balbutiantes j’ai décidé de m’y mettre comme on dit, et c’est avec sérieux et régularité que je me suis mis à en jouer pour notre duo Istoar dès la fin 2019. 

Enfin, les percussions m’ont toujours attiré mais je n’avais jamais franchi le pas à la faveur de notre projet.

Victor : Lorsque nous nous sommes rencontrés, en 2019, je revenais de six mois dans la montagne norvégienne où j’avais étudié les musiques folk scandinaves. Autant dire que j’étais, dans les faits, aussi éloigné que possible des cultures urbaines du hip-hop et du rap. Instrumentiste et chanteur autodidacte, je m’étais tourné depuis quelques temps déjà vers les musiques acoustiques et traditionnelles comme le blues et, surtout, le bluegrass, un pan assez méconnu des musiques traditionnelles américaines. Je pratique donc la mandoline et le dobro lapsteel, une guitare à résonateur qui se joue à plat en faisant glisser une barre de métal sur les cordes.

Lorsque le cadre de notre projet, raconter les mythes grecs en musique, a été arrêté, il nous a fallu définir les limites du style : nous étions convaincus que le rap était un outil précieux de mise en récit, mais qu’il fallait le mettre en valeur de la bonne manière. Si nous détournions le rap pour le mettre au service des mythes, il fallait également en détourner les codes. Les instruments de Baptiste sont d’origine orientale, les miens d’origine occidentale. Nos mondes musicaux étaient diamétralement opposés. De la même façon qu’au lieu de se repousser, l’Histoire et la musique se sont fondus, nos univers ont fait de même. Peu de fioritures, une instrumentation originale entre Orient et Occident, qui souligne une mise en récit moderne d’histoires anciennes.

 

Une déclamation poétique à l’accent hip-hop et orientalisant. _ Baptiste

 

A.T.C. : Et donc comment définiriez-vous votre style musical ?

Baptiste : Je dirais que notre style, ou “genre” musical n’existe pas, je veux dire qu’il n’a pas vraiment d’équivalent. Il faut donc trouver une expression nouvelle pour le définir. On pourrait dire qu’il s’agit de “déclamation poétique à l’accent hip-hop et orientalisant”.

Victor : D’ailleurs, ce mélange d’ancien et de moderne, d’oriental et d’occidental, il me semble que les Grecs de l’Antiquité eux-mêmes ne l’auraient pas renié !

 

A.T.C. : La dimension anthropologique des mythes est mise en avant à travers les concerférences, quels types de débats, d’échanges, ont lieu ?

Baptiste : C’est intéressant que tu soulignes la dimension anthropologique des mythes. C’est, comme je le disais, ce qui me plaît le plus dans ces derniers, mais cette dimension évidente pour nous ne semble pas toujours l’être pour les élèves. Les débats et questions portent en général sur nous, notre démarche, nos croyances, nos instruments et assez peu finalement sur les mythes eux-mêmes. On a bien sûr eu droit à LA question, traité par Paul Veyne il y a déjà longtemps, “les Grecs ont-ils cru à leurs mythes?”. On aime bien y répondre et les élèves sont souvent assez surpris.

Victor : Dans la Concerférence, j’incarne justement un Grec de l’Antiquité dérangé par la distance scientifique établie par le conférencier entre “ma” vie et les modernes. Autant dire que la dimension anthropologique est mise en avant ! En fait, le spectacle est directement connecté à cette volonté de notre part : expliquer, au-delà de ce que ces histoires signifient pour nous, ce qu’elles symbolisaient pour les Anciens. Comment étaient-elles évoquées ? Dans quel cadre ? Dans quel but ? 

Comme l’a dit Baptiste, les échanges avec le public sont nombreux mais concernent rarement la vie des Grecs de l’Antiquité !

Les muses peuvent souffler dans toutes les oreilles, pour peu que ces dernières soient ouvertes ! _ Victor

 

A.T.C. : Vous proposez un atelier pour les scolaires : en quoi consiste-t-il ? 

Baptiste : Cet atelier, “L’Atelier des Aèdes”, consiste à encadrer un nombre variable d’élèves (une ou plusieurs classes du secondaire), à s’approprier un mythe et à le traduire en chansons. Concrètement nous proposons aux élèves de “faire comme nous”, c’est-à-dire de transformer un mythe en chanson. Ainsi, sur un minimum de quatre séance de deux heures, nous expliquons notre travail, notre genèse, l’intérêt de la mythologie grecque et de sa mise en musique et en vers, nous leur proposons des exercices d’écriture pour “se mettre en jambe” et stimuler leur imagination, nous leur apprenons à s’échauffer physiquement et vocalement, nous leur expliquons les rudiments de la versification et les lançons dans l’écriture. Évidemment nous encadrons leurs rédactions de textes versifiés sans pour autant écrire à leur place. Notre objectif est avant tout de leur montrer qu’ils peuvent le faire. Enfin nous les accompagnons soit pour un enregistrement audio de leur travail soit pour une restitution live.

Victor : Oui, l’enjeu de l’Atelier est de montrer que ce que nous faisons n’est pas surhumain : les muses peuvent souffler dans toutes les oreilles, pour peu que ces dernières soient ouvertes ! C’est un vrai bonheur de voir les élèves comprendre qu’il leur faut – comme nous d’ailleurs – d’abord traduire ces histoires dans leur propre réalité pour pouvoir les raconter avec force : les résultats dont nous avons été spectateurs ont dépassé toutes nos espérances. Ils savent trouver les mots qui leur parlent, jouer avec les symboles, les significations. Nous ne faisons que leur donner les outils pour transmettre la flamme, ils sont désormais les passeurs de ces histoires !

Plus concrètement, nous avons réalisé quatorze fiches qui détaillent les mythes. Nous avons ensuite enregistré quatorze compositions inspirées de notre univers musical, mais sans texte. Les élèves choisissent une composition et écrivent leur version du mythe en se laissant porter par la musique : il déclament, rappent, slament, chantent ou parlent ensuite leur texte sur la musique, c’est ce qui sera enregistré ou interprété ensuite.

 

 Les aèdes sont des passeurs. _ Victor

 

A.T.C. : Qu’a-t-on à apprendre du rôle de l’aède de nos jours ?

Baptiste : Je dirais, de l’humilité. En ce qui me concerne, je retiens avant tout le fait que l’aède n’est pas considéré comme l’auteur des mythes qu’il chante. C’est assez essentiel pour moi compte tenu de l’importance qu’a pris la place des “artistes” dans nos sociétés. Ceux-ci et celles-ci sont tellement encensés qu’on en est venu à les appeler des “stars”, ce que je trouve assez ridicule. Le fait que l’inspiration provienne des divinités et que le phénomène artistique ne soit pas nécessairement attaché à une personne considérée comme une vedette est à mon avis un bel enseignement. Nos créations sont-elles toujours le produit d’un acte conscient, réfléchi, voulu ? Je n’en suis pas sûr.

Victor : Je rejoins Baptiste : les aèdes sont des passeurs, leur art est mis au service des histoires qu’ils racontent. Si l’artiste s’efface devant l’œuvre, son art est pourtant hautement admirable. Je dirais que ce que je veux retenir du rôle de l’aède, c’est aussi cette foi dans l’importance de l’oralité. Il faut se souvenir que les mythes dont nous avons connaissance sont un héritage lointain d’une littérature orale dont les codes sont formés par cette oralité ! Une histoire que l’on entend n’est pas reçue de la même manière qu’une histoire lue.

A.T.C. : Dans quels lieux et cadres intervenez-vous ?

Baptiste : Pour les “Ateliers des Aèdes” il s’agit bien sûr d’établissements scolaires. Pour nos spectacles et concerts c’est très varié. Nous avons joué dans des musées, dans des universités, des cafés culturels, des sites archéologiques ou encore des lycées et salles de spectacle.

Les cadres sont donc festifs ou scolaires.

Victor : Nous adorons jouer dans des lieux qui n’accueillent habituellement pas de musique ou de concerts. C’est notre manière à nous de continuer à faire voguer ces histoires vers de nouvelles oreilles, souvent surprises !

 

A.T.C. : J’aime bien terminer sur les coups de cœur de nos invités, et je ne peux ne pas vous poser cette question : quel est votre mythe préféré ? 

Baptiste : Sans nul doute L’Iliade et L’Odyssée !

Victor : Le mythe d’Orphée remporte ma préférence

 

A.T.C. : Une raison ?

Baptiste : Les raisons sont pléthoriques ! Il y a pour moi dans L’Iliade et L’Odyssée l’ensemble des questions existentielles que nous nous posons aujourd’hui encore telles que : Quel sens y a t-il à combattre ? Faut-il vivre pour la gloire ou se satisfaire de ce qu’on a ? Faut-il choisir les plaisirs quitte à courir de graves dangers ou rester raisonnable ? Sommes-nous à l’origine de nos actions ou certaines puissances invisibles le sont-elles à notre place ? L’amour vaut-il la violence, la guerre, la souffrance ? Quel sens donner à la rencontre avec l’étranger, voire l’étrange ? Je pense avant tout à Ulysse et à son épopée, mais la Guerre de Troie et ce qu’elle contient de réflexions sont pour moi une source sans fin d’émerveillements.  

Victor : En ce qui concerne le mythe d’Orphée, il m’apparaît à la fois comme une réflexion sur le pouvoir transformateur de l’art sur le monde et la société, mais aussi sur le paradoxe de la puissance. Rien ne sert de posséder un immense pouvoir si l’on est incapable de résister aux pulsions qui nous animent, elles nous perdent d’autant plus ! Encore une sage leçon pour l’époque, je suppose.

Pour lire le récit de deux enseignants de LCA autour de l’activitéÉcrire et dire le mythe en cours de LCA avec le duo ISTOAR” :

  https://www.arretetonchar.fr/prathic-32-ecrire-et-dire-le-mythe-en-cours-de-lca-avec-le-duo-istoar-une-activite-deux-echos/

Retrouvez Istoar partout sur la Toile grâce au lien suivant : https://linktr.ee/istoar

A propos ju wo

Professeur de français et des options FCA et LCA dans l'académie de Lille. Passionnée de cultures antiques et de langues anciennes et attachée à leur rayonnement et à leur promotion dès l'école primaire. Co-responsable du concours ABECEDARIVM pour l’association ATC.

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