Aujourd’hui, je suis allée pour Arrête ton char ! à la rencontre de Guillaume Diana, professeur de Lettres classiques au collège et co-auteur avec Marine Renauld du Petit latin “Ex Nihilo. Genesis deorum. Du néant. La naissance des dieux” aux Belles Lettres, et de Dorian Flores, diplômé en lettres classiques et en langue, littérature et civilisation néo-helléniques, et actuellement étudiant en Master européen en Sciences de l’Antiquité.
Ils nous présentent le Carnet d’écriture des Petits Grecs, nouvellement paru chez La Vie des classiques aux Belles Lettres : “Γράφω. J’écris en grec ancien”. Bien plus qu’une invitation à faire des lignes d’écriture, ce carnet vous permettra d’entrer dans l’histoire d’un alphabet qui est encore actuel, dans celle des mots qu’il compose et qui font écho dans notre propre langue, et dans une culture encore prégnante.
Julie Wojciechowski
Pour feuilleter les premières pages :
https://www.calameo.com/read/005295962f6ca3857018d?page=1
Il y a quelque chose de “magique”, selon mes élèves, à savoir lire les mots grecs, et surtout de “satisfaisant”, toujours selon eux, en écrivant en grec. _ Guillaume Diana
Arrête ton char ! : Pourquoi la calligraphie (la belle écriture) a-t-elle autant de place dans l’apprentissage de l’alphabet grec ancien?
Guillaume Diana : L’alphabet grec est à la fois un système d’écriture que l’on connaît et dont on ignore beaucoup de choses, lorsqu’on débute l’apprentissage du grec. Il y a quelque chose de “magique”, selon mes élèves, à savoir lire les mots grecs, et surtout de “satisfaisant”, toujours selon eux, en écrivant en grec. Ces mots reflètent bien ma manière de penser la graphie du grec, avec les esprits et les accents. On change de système d’écriture, donc on s’applique au mieux, d’autant plus lorsque l’apprentissage se fait à un âge où le goût des choses bien faites est déjà ancré.
Dorian Flores : Et ce qui est d’autant plus “magique” est que cet alphabet a traversé les âges sans bouger d’un iota (ou presque) : les Grecs l’utilisent toujours quotidiennement, et ce n’est que récemment, en 1982, qu’ils ont délaissé le système polytonique avec esprits et accents multiples pour adapter leur graphie à la réalité de leur langue d’aujourd’hui en ne notant plus que les accents aigus.
A.T.C. : Comment parvient-on à tracer les lettres correctement ?
Guillaume Diana : L’entraînement ! Le tracé d’un thêta (θ) ou d’un phi (φ) peut sembler si complexe dans les premières heures d’apprentissages. On l’a dit, l’alphabet grec est à la fois une écriture connue et étrange à l’œil, et les différences entre majuscules et minuscules sont parfois bien complexes. Prenons l’exemple du ksi : Ξ et ξ semblent n’avoir aucun lien ? Parfois, il suffit d’imaginer des tracés sans lever le stylo. Nous tentons, dans Γράφω, d’expliquer certains tracés.
Dorian Flores : Et c’est, à plus forte raison, une proposition parmi nombre d’autres car il existe presque autant de graphies du grec qu’il y a de personnes qui l’écrivent : des premiers papyri d’époque ptolémaïque que nous conservons (lettres, comptes, listes…) aux documents manuscrits d’aujourd’hui, il y a mille et une manières d’écrire cette langue millénaire. Nous avons ainsi fait le choix de signaler, lorsque cela nous semblait bienvenu, les variantes graphiques notables, mais nous ne pouvons qu’inviter l’helléniste en herbe à confronter son œil et sa pratique à différents styles écriture, d’hier comme d’aujourd’hui, afin qu’il puisse, à son tour, s’approprier cet alphabet.
A.T.C. : Vous avez pensé à tous les publics dont les dys-, pouvez-vous nous parler de la création de cette police spéciale ?
Dorian Flores : Lorsque nous travaillions à la première version de ce carnet, qui a été publiée sur le site La Vie des Classiques sous la forme d’un livret numérique à télécharger et à imprimer, la question de la police à utiliser pour les lignes d’écriture s’est rapidement posée. Nous avions alors adopté une police sans sérif largement répandue dans les documents à caractère pédagogique, sans en être toutefois entièrement satisfaits. Ce n’est que dans un second temps, lorsque ce projet ‘virtuel’ s’est concrétisé en une publication papier, que nous avons fait appel à Bryan Casas, typographe freelance de la région toulousaine et professeur de FLE [Français Langue Étrangère], pour réaliser une nouvelle police d’écriture plus adaptée à nos besoins et à notre objectif : apprendre à écrire le grec. Son expérience et ses conseils ont été déterminants : il a réalisé, à partir de différents échantillons manuscrits que nous lui avons transmis (merci à nos ami-e-s qui se sont prêté-e-s à l’exercice !), une belle police qui combine à la fois les normes typographiques du grec (comme on les retrouve dans nombre de polices d’écriture) et les spécificités de l’écriture manuscrite.
Guillaume Diana : En effet, l’aspect inédit de cette police d’écriture est une force de Γράφω. Elle a été aussi créée pour pallier les problèmes de certains caractères : un gamma trop semblable à un “y” (γ vs. y), des esprits trop peu lisibles, etc. Il faut noter aussi que certaines polices ont des problèmes de codage. Il suffit de voir Calibri, que j’utilise pourtant au quotidien, qui confond β et ϐ lorsqu’on emploie l’italique (β/β et ϐ/ϐ), le phi ouvert qui est une réelle alternative au phi fermé (ϕ/φ), tout comme le thêta (θ/θ et ϑ/ϑ). Ces exemples sont une preuve qu’il faut maîtriser les notions de base du grec, ou être bien accompagné, pour créer une police d’écriture qui respecte les usages.
Le grec apparaissait comme un code à déchiffrer, et j’ignorais alors que ce qui apparaissait comme un jeu renfermait en réalité les clés de compréhension de l’une des plus belles civilisations du bassin méditerranéen. _ Dorian Flores
A.T.C. : Vous-mêmes vous rappelez-vous votre première rencontre avec l’alphabet grec ancien ?
Guillaume Diana : Les cours de latin de Melle Carenco, en Cinquième, sans hésiter ! Il me semble même que les premiers mots grecs que j’ai pu lire étaient ἔτυμος et λόγος : cette enseignante m’a mis le doigt dans l’engrenage bien vite ! À cette époque, je transcrivais de nombreux mots en alphabet grec, sans que cela ne fasse sens ! D’ailleurs, cette anecdote me rappelle la découverte du Futhark, l’alphabet utilisé par les peuples scandinaves : le moindre prénom de voisin de table était retranscrit dans un autre alphabet sans raison ! L’alphabet grec a fait sens aussi à travers l’alphabet phonétique international (API) utilisé dans les dictionnaires français ou bilingues de ma grande sœur.
Dorian Flores : Je dois bien avouer n’avoir aucun souvenir de la première fois que j’ai écrit l’alphabet grec, comme si ce dernier était toujours naturellement sorti du bout de mon stylo (rires). Mais je me souviens très bien de la fascination qu’ont suscitée en moi les premières inscriptions grecques que j’ai découvertes en 6e, lors de l’incontournable chapitre sur l’Athènes classique en cours d’histoire-géographie. Les lettres que nous observions alors laissaient apparaître quelques similitudes avec celles que nous côtoyions tous les jours, tandis que d’autres méritaient qu’on s’y attarde : pourquoi mettre une barre au milieu d’un O (Θ) ? pourquoi utiliser le trident du dieu de la mer (Ψ) ? Le grec apparaissait comme un code à déchiffrer, et j’ignorais alors que ce qui apparaissait comme un jeu renfermait en réalité les clés de compréhension de l’une des plus belles civilisations du bassin méditerranéen.
L’une des lignes de force de la collection « Les Petits Grecs » étant de proposer “d’approfondir son français tout en s’initiant au grec ancien” _ Dorian Flores
A.T.C. : On apprend aussi quelques mots, qui ont été choisis pour leur portée étymologique je suppose !
Dorian Flores : Effectivement ! L’une des lignes de force de la collection « Les Petits Grecs » étant de proposer “d’approfondir son français tout en s’initiant au grec ancien”, nous avons essayé au maximum d’appliquer ce principe dans notre carnet. C’est ainsi que nous proposons, comme exercice d’écriture pour chaque lettre, deux mots grecs qui sont à l’origine de différents mots français alors mentionnés, avec le double objectif de permettre à la fois de décrypter, par l’étymologie, certains mots déjà connus tout en proposant d’enrichir son vocabulaire.
Guillaume Diana : Et puis qui ne s’est jamais demandé d’où venait le “h” de “hippopotame”, ou encore celui de “chronologique” ? Chaque lecteur pourra compléter son aventure dans le lexique grec grâce à la place laissée dans chaque double page. Nous proposons d’ailleurs dans le club “La Vie des classiques” un petit lexique additionnel qui offre à chacune et chacun l’occasion de parfaire encore davantage sa connaissance d’un lexique intéressant du point de vue étymologique.
A.T.C. : La contribution de Djohr est particulièrement importante dans ce carnet car les illustrations mettent en valeur une vaste galerie de portraits ! Quelle est la place de la culture grecque ici ?
Guillaume Diana : Que dire des illustrations de Djohr, si ce n’est qu’elles sont magnifiques ! Plusieurs d’entre elles sont inédites dans ce carnet. Djohr a prouvé que l’interprétation des mythes passe par les textes mais aussi par l’image : les anciens voyaient des représentations des dieux au quotidien, sous forme de statues, de peintures, de masques de théâtre, etc. Nous avons tenté de repousser les limites de notre propre carnet : il a été difficile de choisir une seule divinité pour la lettre alpha. Athéna est parvenue à éclipser sur cette page Apollon, Artémis, Aphrodite, et même Adonis ou Antigone pour mettre en avant quelques mortels. A l’inverse, les lettres ksi et psi, par exemple, invitent le lecteur à découvrir de nouvelles figures mythologiques bien méconnues du grand public.
Dorian Flores : Et en plus de ces divinités présentes pour chaque lettre, Djohr a également donné un visage à Homère, certainement le plus célèbre des poètes grecs de l’Antiquité, sur une page où l’apprenant pourra apprendre à écrire les premiers vers de l’Iliade et de l’Odyssée. Voilà nombre de portes d’entrée dans la culture grecque !
Ce carnet d’écriture peut accompagner l’helléniste en herbe dans ses premiers mois d’apprentissage en servant de mémento, de cahier d’exercices, de répertoire lexical… _ Dorian Flores
A.T.C. : Des pages viennent compléter une version en ligne précédente, pourquoi ce supplément ?
Guillaume Diana : Les nouveautés de la version papier du carnet sont arrivées naturellement dans le processus de création. Nous voulions dépasser l’apprentissage de l’alphabet pour éveiller la curiosité des lecteurs. Savoir reconnaître les dieux, déesses, héros et héroïnes des mythes en langue originale ne peut que couronner l’apprentissage de l’alphabet. L’énigme tirée d’une pièce perdue d’Euripide est une idée savoureuse de Dorian. Elle montre ainsi à quel point la littérature pouvait s’ancrer tant dans le quotidien de l’écriture que le surnaturel des personnages d’un temps légendaire.
Dorian Flores : Et en plus de ces différentes pages jeu, Guillaume vous en a parlé, nous avons fait le choix d’intégrer, en fin d’ouvrage, un lexique que nous avons voulu évolutif. S’il comporte, en effet, tous les mots rencontrés dans le carnet, il propose surtout des espaces pour qu’en soient ajoutés d’autres : ainsi ce carnet d’écriture peut-il accompagner l’helléniste en herbe dans ses premiers mois d’apprentissage en servant de mémento, de cahier d’exercices, de répertoire lexical… avant que ce dernier ne se dirige vers d’autres outils une fois l’alphabet complètement maîtrisé !
A.T.C. : Le Carnet propose deux prononciations. Vous-mêmes en avez-vous une de prédilection quand vous pratiquez le grec ancien ?
Dorian Flores : Si je reconnais volontiers les vertus pédagogiques de la prononciation érasmienne, je dois bien avouer que j’ai un grand faible pour la prononciation grecque : c’est ainsi que les Grecs lisent aujourd’hui le grec ancien et mettent en voix les plus belles pages d’Homère, de Démosthène, d’Aristophane… De nombreux travaux de ces dernières années, comme ceux de Theodosios Polychronis ou de Santiago Carbonell Martínez, tendent à montrer que la prononciation utilisée aujourd’hui en Grèce l’était déjà en bonne partie à époque ancienne, et que les Grecs ne font dès lors que perpétuer un usage millénaire : puisqu’ils le font, pourquoi pas nous ?
Guillaume Diana : Les arguments de Dorian sont convaincants, mais mon usage de la prononciation érasmienne date de mes années d’apprentissage du grec au collège, au lycée et à l’université. Malgré l’étude du grec du point de vue historique, j’ai toujours du mal à modifier cette prononciation. Cela dit, en classe, j’enseigne les deux, et laisse choisir mes élèves, en leur précisant que la prononciation “grecque” facilitera l’apprentissage de la langue moderne.
A.T.C. : On aime à plonger dans les citations antiques, vous-mêmes avez-vous un “coup de coeur” parmi celles que propose le carnet ?
Guillaume Diana : Sans hésiter, celle de bêta : “Βρεκεκεκέξ”, qu’Aristophane complétait d’un doux κοὰξ κοάξ. Cette citation rappelle les chaudes nuits d’été à la campagne, près d’un point d’eau, où les grenouilles coassent, puisqu’il s’agit tout bonnement d’une onomatopée !
Dorian Flores : Comme ça, je dirais celle qui figure à la lettre omicron (Οἶδα οὐκ εἰδώς, “Je sais que je ne sais pas”) et qui se trouve sur la porte de mon réfrigérateur accompagnée d’une tête dessinée d’un Socrate malicieux : une invitation quotidienne à la connaissance !
A.T.C. : Est-ce que l’on peut promettre à l’autodidacte qu’il pourra lire aisément toutes les inscriptions lors de son prochain voyage en Grèce ?
Dorian Flores : Nous pouvons surtout lui promettre qu’il pourra s’amuser à les déchiffrer ! La lecture des inscriptions rencontrées dans un musée ou sur un site peut être un excellent exercice pour reconnaître les différentes lettres (notamment lorsque celles-ci sont particulièrement bien écrites par le lapicide). Mais au-delà de la sphère archéologique, nous espérons que quiconque se rendra en Grèce après avoir appris à lire et à écrire le grec prendra plaisir à lire (avec la prononciation grecque !) les nombreux panneaux qu’il rencontrera sur sa route, les nombreuses cartes de restaurant qui raviront sa gourmandise, les nombreuses unes de journaux qu’il verra dans les periptera…
Guillaume Diana : Et même au-delà de la sphère grecque, lire l’alphabet permettra aussi de lire les noms des divinités dans les scènes des peintures sur céramique, en gardant en tête que l’alphabet grec a connu une longue évolution, si longue que nos lettres latines sont des cousines des lettres de l’alphabet cyrillique ou du futhark. De belles découvertes à faire au fil des recherches en ligne ou dans les livres !
GUILLAUME DIANA , DORIAN FLORES
Illustrations de Djohr
72 pages
Les Petits Grecs
Parution : 06/10/2023
EAN13 : 9782377750597
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