Je suis allée à la rencontre de Caroline Fourgeaud-Laville, docteure ès-lettres, Membre du Centre de Recherche en Littérature Comparée (Sorbonne), qui se présente à nous aujourd’hui avec deux de ses nombreuses casquettes : fondatrice de l’association “Eurêka” au sein de laquelle elle anime des ateliers de grec ancien, et autrice d’Eurêka, mes premiers pas en Grèce antique, aux éditions Les Belles Lettres.
Arrête ton char ! : Χαῖρε Caroline Fourgeaud-Laville ! Réjouissons-nous, et si vous le voulez bien, mettons la joie à l’honneur dans cet entretien.
Caroline Fourgeaud-Laville : En tous cas, c’est ce qui semble caractériser le grec ancien puisque son « bonjour » se dit « χαῖρε » : « réjouis-toi ». Une langue qui choisit la jouissance et les réjouissances comme salut officiel de la journée qui s’ouvre, que rêver de mieux ?
C’est l’indice premier d’une rencontre avec un langage qui parlera autant à l’intelligence qu’aux sens. C’est une première leçon donnée en forme d’impératif absolu. Réjouis-toi, réjouissons-nous donc !
ATC : Et cela vous caractérise bien, n’est-ce pas ?
Caroline Fourgeaud-Laville : Naturellement il m’est difficile de juger, mais en effet j’essaie – y compris lorsque les temps sont au gris ou à la tempête – de ménager un espace de joie en moi pour qu’il soit toujours disponible pour mes élèves, car je crois beaucoup à l’énergie (mot grec) joyeuse de la transmission. Nous avons composé des chansons parodiques afin qu’ils puissent apprendre l’alphabet ou la valeur des cas. Ainsi la musique et le second degré sont toujours au rendez-vous de nos apprentissages. Si vous enquêtez vous verrez qu’il existe quelque part dans le dark web des classicistes une chaîne youtube « Eurêka » où vous pourrez retrouver nos meilleurs tubes…
ATC : Vous souvenez-vous de votre rencontre avec l’alphabet grec ?
Caroline Fourgeaud-Laville : Notre première rencontre se déroula dans un espace-temps qu’aucun logiciel n’aurait pu favoriser. J’ai grandi dans un minuscule village du Limousin, où mon sentiment d’étrangeté a trouvé toutes les raisons de croître en beauté. Je m’étais donc appliquée à bricoler un alphabet traduisant un langage que je passais des heures à perfectionner. N’étant ni Saussure ni Benvéniste, je fus rapidement contrainte à renoncer. Puis il me tomba sous la main, tel un cadeau des dieux, un article de journal évoquant la Grèce, ses temples, ses inscriptions. Ce fut le choc. Je compris que ma langue secrète avait déjà été inventée ! Elle était si puissante qu’elle avait résisté aux siècles et, de surcroît, elle semblait avoir toutes les élégances attendues. Je partis donc à l’attaque de la bibliothèque du village, emprunter tous les ouvrages sur la Grèce. Puis ce furent de grandes chasses dans les rayons des librairies, guettant les temples ou les éphèbes sur les couvertures de livres. Je repartis ainsi, sous l’œil médusé des libraires, avec mon premier Vernant et mon premier Nietzsche sous le bras. Circonstances qui m’amèneraient au grec par la grande porte. Pour la petite anecdote, le hasard me permit de rencontrer Jean-Pierre Vernant bien des années plus tard, et il est le seul auteur auquel j’aie demandé une signature, sur ce livre de l’enfance qui attendait sans le savoir son mythique talisman.
ATC : Quels sont les petits plaisirs qui vous ont accompagnée lors de votre apprentissage du grec, ceux que vous aimeriez que l’on continue de transmettre, et ceux que vous dispensez à travers l’association Eurêka ?
Caroline Fourgeaud-Laville : Parmi tous les plaisirs d’être helléniste, il en est un inavouable. J’ai, toute jeune, considéré cette langue comme un code secret à moi seul délivré. Le grec était mon refuge et ma traversée en solitaire. Puis, le temps passant, j’ai découvert que ce secret était partagé, partageable, et qu’il n’en était pas moins précieux, au contraire ! Je suis sortie de ma caverne. Cette expérience d’apprentissage d’une langue cryptée, opaque, qui possède néanmoins le pouvoir de vous projeter mieux que tout autre véhicule dans le vaste monde de la culture, de la langue, de l’imaginaire, des arts et de la philosophie, m’a absolument captivée. Ce paradoxe vivifiant, cette mécanique incomparable qui combine si harmonieusement les émerveillements d’une exploration de soi aux éblouissements d’une découverte des plus vastes richesses du monde, m’a saisie et littéralement bouleversée. Les petits plaisirs ouvrent souvent sur de grands festins à la table desquels chacun peut s’inviter et trouver sa place. J’observe ce même mouvement chez mes élèves qui griffonnent entre eux des petits mots français écrits avec l’alphabet grec. Ils ont ainsi le plaisir de se sentir appartenir à une société secrète mais, très vite les voici gagnés par le désir de partage, et la première chose qu’ils font dans la cour de récréation est d’initier leurs copains intrigués de les voir manipuler d’aussi étranges figures et sons. Le délice du grec réside peut-être en cela, c’est un secret à partager !
Et puis il y a une multitude de petits plaisirs à apprendre le grec :
Les lettres par exemple. Elles se dessinent plus qu’elles ne se tracent, entraînant mystérieusement votre main à devenir artiste et à comprendre que la beauté est partie prenante de l’aventure grecque…
Les mots : ils se composent comme des petits trains auxquels on ajoute selon l’humeur, un préfixe, un suffixe, une désinence… Les mots sont plus mobiles, souples et modulables qu’en français, et leur sens est sans cesse remis en cause par toutes ces nuances qui viennent les orner et vous demandent la plus grande vigilance.
Les traductions comportent quant à elles leur lot de plaisirs éconduits. Sont-ce encore des plaisirs ? Oui, car il est heureux de se tromper, de rôder autour d’une phrase et d’être vaincu par elle. Dans un monde où la gagne est le credo absolu, il n’est pas mauvais d’apprendre l’humilité du courage, la fougueuse persévérance qui vous rendra plus solide dans la vie.
ATC : Eurêka est cette exclamation attribuée à Archimède, “j’ai trouvé” ! Quelles trouvailles peut-on faire dans Mes premiers pas en Grèce antique ?
Caroline Fourgeaud-Laville : « Eurêka, mes premiers pas en Grèce antique » est un livre généraliste qui devait pouvoir proposer au lecteur un aperçu de l’âge classique qui ne soit pas un simple survol mais un précipité civilisationnel mêlant dans l’éprouvette, Histoire, mythe et langage. Même si la conversation est brève on la préfère nourrie et nourrissante. J’ai donc pris soin d’enrichir l’ouvrage des dernières analyses des chercheurs, des plus récentes découvertes archéologiques, afin que ce regard soit le plus précis et le plus « à jour ». Enfin, nous pensons tout connaître du Vème siècle, or il regorge de surprises. En écrivant ce livre j’ai mieux saisi moi-même la complexité de ces quelques siècles qui ont tant marqué l’Histoire de l’humanité. J’ai également introduit dans chaque chapitre ce qui a créé chez moi une surprise en l’écrivant. C’est pourquoi le livre est aussi, à sa façon, un livre de curiosités. Anecdotes croustillantes, détails éclairants, personnages injustement plongés dans l’ombre, tous y ont droit de cité. Les femmes, par exemple, peuplent glorieusement ce livre. Désormais il ne sera plus question de les oublier. Les auteurs anciens faisaient fréquemment allusion aux femmes qui avaient marqué leur temps, mais le tamis historique les a progressivement écartées de nos références. Vous retrouverez donc Agnodikè, Phryné, Kallipateira et quelques autres, mêlées au flot du récit.
ATC : C’est le plus gros de la collection des Petits Latins. Il fallait ne rien cacher de cette vaste culture grecque ?
Caroline Fourgeaud-Laville : La pétillante collection des Petits Latins, orchestrée par Laure de Chantal, ne possédait pas encore de titre grec. Le souhait de l’éditrice étant d’ouvrir un espace au grec, il fallait pourvoir poser les premiers jalons. Un livre comme « Eurêka » répondait à ce projet. Le défi était celui-ci : comment tout dire d’une civilisation en moins de 300 pages ? L’enjeu était de répondre aux questions essentielles en synthétisant ce que nous savons depuis toujours mais en corrigeant soigneusement les lieux communs. Pour autant, il serait présomptueux de prétendre avoir tout abordé. Au sortir du livre, le lecteur sentira sans doute plus fortement les zones obscures, les questions sans réponses, les mystères autant que les miracles. J’espère même avoir mis en évidence tout ce qui demeure caché, tout ce qui résiste encore à nos scientifiques, historiens, archéologues, linguistes. Car ce qui est caché est la terra incognita de nos futurs archéologues, le continent inexploré de nos futurs linguistes, l’eldorado de nos futurs chercheurs !
ATC : Les professeurs du secondaire sont inquiets pour l’avenir de l’enseignement du grec ancien, pourtant on constate un élan vital puissant dans le milieu associatif, un élan tout court pour la culture antique dès le primaire : avez-vous un message d’espoir à leur transmettre ?
Caroline Fourgeaud-Laville : L’association Eurêka est née d’un désir de promouvoir les langues et les cultures de l’Antiquité. Qu’il s’agisse d’Histoire, d’archéologie, de sciences, d’art, de philologie, l’Antiquité nous livre d’extraordinaires trésors à partager. L’idée motrice est de relayer les savoirs et de rassembler des professeurs du supérieur, du secondaire, du primaire, des chercheurs et des amoureux du monde antique. Des jeunes collégiens en passant par des étudiants jusqu’à de jeunes retraités, tout le monde y joue un rôle et chacun y a sa place. Notre mission phare est sans aucun doute l’initiation du grec ancien auprès des enfants en classes primaires. Depuis 2018 nous avons œuvré auprès de six établissements d’enseignement public et animé des ateliers dans une dizaine de lieux. Chaque année nous touchons davantage de public et cette initiative, née au cœur du quartier latin, a désormais vocation à se développer à l’échelle nationale. Depuis la sortie du livre, de nombreux enseignants ont souhaité rejoindre le mouvement, ce qui est très encourageant. Je pense que nous avons tout intérêt à conjuguer nos efforts pour que le grec reste une langue de désir, et un champ de connaissance. Si un enfant de dix ans a fait tomber en lui le mur de la peur, s’il s’est mesuré à un alphabet inconnu, à des sonorités étranges, il ne craindra plus cette langue que l’on étiquette trop rapidement de difficile et d’inabordable. Elle est difficile, certes, mais s’y mesurer est un atout dans la construction intellectuelle et émotionnelle d’un individu. Le message d’espoir est : unissons nos talents et nos énergies !
ATC : Avez-vous envie de nous parler des projets qui vous animent pour la défense et l’illustration de la langue grecque ?
Caroline Fourgeaud-Laville : Nous voulons multiplier nos champs d’action, ouvrir de nouvelles sections dans de nouvelles écoles primaires et aller là où le grec n’est pas attendu. Pour cela il nous faut des moyens et surtout de l’énergie. Je ne doute pas que nous parvenions à « helléniser » de nombreux enfants dans les années à venir ! Par ailleurs, nous poursuivons des collaborations avec les musées et des projets de coopération artistiques et universitaires. Une exposition devrait voir le jour très prochainement mettant en valeur les inventions de l’antiquité. Une expédition sur une galère de l’âge du bronze est également au programme de nos réjouissances – tiens, la boucle est bouclée ! –
ATC : J’aime bien terminer par la séquence “coups de cœur”… Y a-t-il des mots d’origine grecque qui vous réjouissent tout particulièrement ?
Caroline Fourgeaud-Laville : Mon mot préféré est un verbe, φροντίζω (phrontízô) : penser, méditer, réfléchir, s’inquiéter, se soucier, se préoccuper de, prendre soin… C’est ainsi que je conçois le plus humain des rapports au monde. C’est ainsi que j’espère l’humain, capable de pensée et capable de connivence et d’empathie. Puis j’aime globalement les mots de la troisième déclinaison, abrupts, sauvages, lisibles à même la racine, sans fioriture comme arrachés tout vifs d’un branchage indo-européen : κόραξ (korax, le corbeau), νέκταρ (nectar) δέλφίς (delphis, le dauphin). Vous voyez, le grec entier est un voyage fantastique mêlé de musiques et d’images.
Julie Wojciechowski
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