Entretien avec Benoît Laudenbach : tout sur le papyrus !

Pour Arrête ton char ! je suis allée à la rencontre de Benoît Laudenbach, directeur de l’Institut de papyrologie de Sorbonne Université et papyrologue.

 

Arrête ton char ! : Salve! Comment en vient-on à la papyrologie ?

Benoît Laudenbach : Par hasard. Par goût des alphabets anciens (que je recopiais de planches de l’Encyclopédie Diderot, dont mes parents avaient un fac-simile, puis des annexes des livres de Tolkien) et des vieux papiers. Et par des rencontres : un ami à Rennes qui a commencé à travailler sur Philodème de Gadara (qu’on connaît grâce aux papyrus d’Herculanum) et à qui j’ai offert une édition d’Empédocle dont on avait récemment retrouvé des fragments ; et des étudiantes que j’ai rencontrées à mon arrivée à Strasbourg qui faisaient déjà de la papyrologie, puisque l’université de la ville possède une collection de papyrus.

Plus concrètement, j’ai fait des études de Lettres classiques. Je n’ai commencé la papyrologie qu’en DEA (master 2). Comme on n’est jamais uniquement papyrologue, mais toujours papyrologue et autre chose, ma thèse n’était pas en papyrologie, mais portait quand même sur l’Egypte, et j’ai travaillé parallèlement sur des documents inédits conservés à Strasbourg, entre autres. 

Inv. Sorb. 72 + 2272 + 2273 : les Sicyoniens de Ménandre préservés dans un ancien cartonnage de momie.

 

ATC! : Qu’est-ce que la papyrologie pour les non initiés ? 

Benoît Laudenbach : La papyrologie est l’étude de tous les documents écrits (principalement) à l’encre, sur un support transportable (principalement le papyrus), (principalement) entre le IVe s. av. JC et le Xe s. ap. JC (périodes hellénistique, romaine, byzantine, arabe…), (principalement) en grec, latin, égyptien (démotique, copte), …, et retrouvés (principalement) en Égypte.

 

ATC! : Faut-il donc être égyptologue pour être papyrologue ?

Benoît Laudenbach : Le terme “égyptologue” est aussi ambigu que le terme “papyrologue”. Dans la mesure où le papyrologue s’intéresse entre autres aux écrits et à la société vivant sur le territoire égyptien pendant une partie de l’Antiquité, on peut dire que c’est un égyptologue. Mais dans la pratique, en tout cas en France, un égyptologue va plutôt s’intéresser soit à l’Egypte avant sa conquête par Alexandre le Grand (331 av. J.-C.), soit à l’Egypte gréco-romaine, mais dans ses aspects proprement égyptiens (architecture, religion, textes hiéroglyphiques et hiératiques en priorité…). La papyrologie est une discipline technique, matérielle et philologique, auxiliaire de l’égyptologie, de l’histoire antique et de la philologie classique; l’égyptologie a pour champ d’étude un territoire et une période spécifique. Ça se recouvre. Mais je ne me définis pas comme égyptologue, notamment parce que j’ignore l’égyptien. Par contre, je peux me définir comme philologue et, éventuellement, historien. De toute façon, comme le faisait remarquer une collègue, on n’est jamais uniquement papyrologue, on est toujours papyrologue et autre chose, voire autre chose et papyrologue.

Inv. Sorb. 2245 : portions des chants IX et X de l’Odyssée d’Homère préservées sur un papyrus du IIIe s. av. J.-C., un des plus anciens conservés.

 

ATC! : Quelle est l’histoire du support papyrus  ? 

Benoît Laudenbach : On pense que les premiers papyrus ont dû être écrits au 3e millénaire, mais le plus ancien qu’on ait trouvé date du milieu du 2e millénaire. C’est d’ailleurs une équipe française qui l’a découvert. Il s’agit d’une sorte de journal de bord d’un chef de travaux de la pyramide de Chéops. Il a ensuite été utilisé jusqu’au Xe s. ap. J.-C. à peu près. Les rois carolingiens et la chancellerie papale l’utilisaient parfois, alors que le parchemin s’était déjà bien implanté en Europe occidentale.

 

Encore un document issu d’un cartonnage, en démotique.

ATC! : Quelle est la part du papyrus par rapport aux autres supports, selon le contexte ? le lieu ? l’époque ? la matière première ?

Benoît Laudenbach : Les papyrus sont vraiment majoritaires, mais on utilisait aussi des ostraca (des tessons d’amphore mis au rebut), du bois écrit à l’encre, des tablettes cirées, du parchemin, des os d’animaux… Il est difficile de faire des comparaisons, parce que si le papyrus a bien été diffusé dans tout le monde méditerranéen, ce n’est qu’en Egypte et dans quelques autres endroits, comme à Herculanum, qu’on en a retrouvé. On sait que les Romains ont beaucoup utilisé les tablettes cirées avant d’employer massivement du papyrus au Ier s., et qu’elles sont sans doute à l’origine de notre format livre actuel (le codex).

ATC! : Quelles sont  les raisons qui font qu’on l’a abandonné, les raisons de sa bonne ou mauvaise conservation ?

Benoît Laudenbach : Ce sont deux questions différentes. Les causes de la disparition de l’emploi du papyrus comme support d’écriture sont sûrement multiples. D’abord, c’est un matériau moins commode et plus fragile que le parchemin pour confectionner des codex (des cahiers, comme nos livres actuels); or, ce format a constitué un véritable bond technologique. Ensuite, pour l’Europe occidentale du moins, c’est un matériau qui est devenu plus difficile à obtenir après la chute de l’Empire romain d’Occident. Et c’était un matériau très fragile, qui craint l’humidité! On se plaignait que les rouleaux pourrissent et se fassent dévorer par les rongeurs et les vers.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle c’est essentiellement en Egypte (et sous les cendres du Vésuve à Herculanum et dans quelques tombes çà et là) que l’on a retrouvé des papyrus: c’est le seul endroit où les conditions climatiques très sèches ont permis à des milliers de documents d’être préservés.

 

ATC! : A quoi ressemble le corpus de papyrus  à disposition ?

Benoît Laudenbach : Vaste question! Au doigt mouillé, le corpus papyrologique est composé de 10% de textes littéraires (dont la moitié sont des textes homériques), et de 90% de textes non littéraires (qu’on appelle “documentaires” puisqu’ils documentent la société de l’époque), y compris des textes à mi-chemin entre les deux, comme les documents scolaires, religieux ou magiques. Les textes documentaires sont de toute sorte. C’est comme si on fouillait ta poubelle, ou plutôt ta poubelle de mails aujourd’hui: on y retrouverait des lettres à la famille et aux amis, des mails pros, des contrats passés avec ton propriétaire, ta banque, ta déclaration d’impôts, ton avis d’imposition, peut-être quelques notifications officielles, des règlements, etc. 

Mais on peut aussi étudier les papyrus littéraires pour leurs aspects documentaires, matériels par exemple, et ce qu’il y a de littéraire dans les papyrus documentaires. Les catégories sont des facilités, elles ne sont pas étanches, même si les méthodes et les outils pour étudier les uns ou les autres diffèrent quelque peu.

 

Inv. Sorb. 826, feuillet IV : liste de noms propres connus, sur un cahier d’écolier sur papyrus d’époque byzantine (Ve s. ap. J.-C.).

 

ATC! : Peut-on dire qu’il soit représentatif de ce qui se faisait dans l’Antiquité ?

Benoît Laudenbach : En diachronie non. Ce sont les Grecs et surtout les Romains qui ont inventé l’administration et la paperasserie, c’est pourquoi on a beaucoup plus de papyrus datant de l’époque romaine que des époques précédentes ou suivantes. On a ainsi en fait très peu de textes datant d’avant la conquête macédonienne, ou en tout cas beaucoup moins. En synchronie, par exemple sous l’Empire romain, on ne sait pas, puisque la documentation manque pour toutes les autres provinces: certains disent que c’était peu ou prou la même chose en Gaule qu’en Egypte, d’autres soutiennent le contraire.

 

P.Bouriant 12 : Dans cette lettre d’un certain Platon au village de Pathyris en Thébaïde (88 av. J.-C.), est annoncée l’arrivée de forces royales égyptiennes pour mater une révolte mentionnée par Pausanias.

ATC! : Quel est le travail du papyrologue?

Benoît Laudenbach : L’objectif du papyrologue est de donner accès aux historiens (pour les papyrus documentaires) et aux philologues (pour les papyrus littéraires) aux sources primaires que sont les papyrus. Il doit donc éditer les documents de façon à ce qu’ils soient compréhensibles et “appréhendables” par un non-papyrologue, tout en donnant une idée la plus exacte possible de ce qu’est la réalité du document dans son état actuel, et si possible dans son état initial.

Il doit donc le décrire, le déchiffrer, le traduire et le commenter. Le commentaire doit à la fois exposer et tenter de résoudre les difficultés de lecture et d’interprétation, et mettre le document en contexte (paléographique, générique, historique, géographique… selon les documents). Il faut à la fois l’éclairer par des parallèles et extraire ce qu’il nous apprend de nouveau par rapport à ces parallèles.

 

ATC! : D’ailleurs n’y a-t-il qu’un modèle ou chaque papyrologue a-t-il  ses méthodes et ses axes de recherche ?

Benoît Laudenbach : Je crois que la méthode de base est plus ou moins la même pour tout le monde. On peut se spécialiser dans une période, ou dans un type de document. Et puis beaucoup de collègues cherchent à améliorer les outils de la recherche, comme la constitution de bases de données thématiques interrogeables, ou bien la création de logiciels en IA permettant de faciliter les raccords entre des fragments ou la lecture – ce n’en est qu’à ses débuts. 

 

ATC! : Va-t-on être déçu si l’on imagine le papyrologue tel un Indiana Jones arpentant les terrains de fouilles ? Fait-on encore beaucoup de découvertes?

Benoît Laudenbach : Indiana Jones, je ne sais pas. Beaucoup de papyrologues travaillent aujourd’hui en bibliothèque, mais certains vont sur le terrain et travaillent avec des archéologues. Comme ma collègue Hélène Cuvigny qui va encore tous les ans dans le désert Oriental égyptien fouiller des camps militaires romains ou des établissements de mineurs. Elle y découvre des ostraca, c’est-à-dire des tessons d’amphore employés comme supports d’écriture. Je n’ai pas cette chance.

Mais on fait encore beaucoup de découvertes en bibliothèque, qui sont le résultat des fouilles du passé, y compris des textes d’auteurs que l’on ne connaissait pas, ou bien des textes qu’on ne connaissait pas d’auteurs qu’on connaissait.

 

ATC! : Quelle est la part de l’outil numérique ? Y a-t-il un recueil en ligne des papyrus ? Y a-t-il des logiciels pour aider à déchiffrer ou est-ce vous qui les créez ou adaptez ?

Un microscope électronique doublé d’un éclairage infra-rouge peut aider au déchiffrage d’un papyrus.

Benoît Laudenbach : Cette part est énorme et essentielle. La papyrologie est sans doute une des premières disciplines à avoir développé des outils numériques: banques de textes, bases de données, photographies (y compris en infra-rouge), et aujourd’hui traitement automatique d’image et IA. Ainsi, la plupart des papyrus documentaires publiés sont consultables sur www.papyri.info. Sur cette base, on peut faire des recherches par séquences de lettres, par mots, par période, par zone géographique… Cela facilite beaucoup le travail pour restituer les parties manquantes d’un document très formulaire et pour retrouver des séries.

Par contre, l’IA peine encore à aider à déchiffrer car je suppose que, pour apprendre, il lui faudrait un corpus beaucoup plus grand pour chaque période (l’écriture évolue avec le temps). Or, même s’il y a des dizaines de milliers de papyrus déjà lus, ce n’est peut-être pas toujours suffisant pour l’IA. Je ne suis pas un spécialiste de ce point, mais je pense que l’œil humain est encore supérieur, avec une bonne photo. Mais les progrès vont vite et il y aura sûrement des résultats surprenants. En revanche, l’imagerie infra-rouge est excellente pour révéler des encres à moitié effacées. Personnellement, j’utilise souvent un petit scanner qui permet à la fois de grossir l’image en direct tout en appliquant à l’image un filtre IR. Toutefois, ce n’est pas aussi bien qu’une photo correctement réalisée.

http://www.papyrologie.paris-sorbonne.fr/photos/2010837.jpg

 

ATC! : Avez-vous une découverte qui vous a marqué ? ou un papyrus coup de cœur ?

Benoît Laudenbach : Je n’ai pas fait de grandes découvertes dans ma petite vie de papyrologue! Mais j’ai récemment été très satisfait en retrouvant la manière dont une lettre avait été pliée! C’est une forme d’archéologie expérimentale: j’ai photocopié le papyrus sur lequel je travaillais et, en m’aidant des brisures, des symétries et des rares possibles traces de pliage, j’ai tâtonné plusieurs jours, jusqu’à ce que, d’un coup, je trouve une solution qui explique toutes les particularités physique du document; c’était très satisfaisant! 

Sinon, mon premier travail papyrologique, en DEA, a été de réviser la première édition d’un papyrus très important, publié il y a une vingtaine d’années, qui nous a livré une centaine de nouvelles épigrammes attribuables à un poète hellénistique, Posidippe de Pella, dont on ne connaissait qu’une quinzaine de texte auparavant. A cette occasion, j’ai réussi à déchiffrer le début d’un vers que les éditeurs n’avaient pas pu lire. Malheureusement, un autre grand savant a lu la même chose que moi (et même un peu plus) et a publié avant moi. Mais le sentiment de satisfaction a quand même été assez grand. C’est toujours le cas quand on parvient enfin à déchiffrer ou à comprendre un passage difficile. 

 

Pour en savoir plus sur le papyrus, on peut consulter une exposition virtuelle, organisée l’an dernier au Collège de France par Jean-Luc Fournet: https://www.v36.fr/visite-virtuelle/210929-CollegeDeFrance/ 

 

Julie Wojciechowski

A propos ju wo

Professeur de français et des options FCA et LCA dans l'académie de Lille. Passionnée de cultures antiques et de langues anciennes et attachée à leur rayonnement et à leur promotion dès l'école primaire. Co-responsable du concours ABECEDARIVM pour l’association ATC.

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