Relief trouvé à Neumagen près de Trèves, un enseignant avec 3 discipuli (180-185 AD)

Archive: Les débats autour de l’enseignement des langues anciennes

Ce texte a été publié pour la première fois sur mon blog le 02 avril 2015. De nombreux retours m’ont donné l’idée de le publier de nouveau sur Arrêtetonchar.fr. Au pied de la première version, vous trouverez des réponses de personnes citées dans l’article, M. Philippe Cibois et Jean-Michel Zakhartchouk, qui apportent leurs contributions au débat que j’ai soulevé dans cet article. Je les en remercie, ainsi que nos formidables webmestres qui ont, en guise d’illustration à cet article, proposé un bas-relief tout à fait à-propos. VB

La récente proposition de notre ministre de l’Éducation Nationale pour les langues anciennes au collège fait apparaître de nouveau une ligne de fracture qu’il conviendrait d’expliciter. J’essaierai, de manière fatalement subjective, de déterminer quels sont les divers “camps” en présence dans l’affrontement féroce auquel nous assistons actuellement, puisque l’on plaque souvent sur les langues anciennes et leurs professeurs des grilles de lectures toutes faites (agents de la Réaction vs défenseurs de la Culture, pour aller vite).

En effet, la proposition de transformer les Langues et Cultures de l’Antiquité (LCA) en Enseignement Pratique Interdisciplinaire (EPI), si elle répond d’abord et avant tout à un impératif lié aux postes  – il n’y a pour le moment plus assez d’enseignants de langues anciennes pour répondre à la demande des familles – et si elle me semble être un pari sur le long terme – relancer les vocations -, rallume le débat autour de l’étude de la langue, comme en témoignent les nombreuses prises de position qui ont enflammé la toile ces derniers jours. Nous verrons donc que ce débat actuel court en fait depuis des lustres et que son pivot en est l’enseignement des langues latine et grecque.

A. L’étude des langues latine et grecque est inutile pour accéder à l’Antiquité:

Un pédagogue: 

Ainsi, par exemple, Jean-Michel Zakhartchouk, dans son billet de blog intitulé VIA SACRA, explique:

En quoi savoir traduire, connaitre les déclinaisons, comprendre le fonctionnement de la phrase latine (si différente de la notre) sont –ils indispensables pour s’imprégner de ces cultures de l’Antiquité, dont je suis le premier à encourager la diffusion sous toutes ses formes ? On peut très bien enseigner l’étymologie sans avoir recours à un enseignement systématique du latin ou du grec, et on peut faire rechercher des références à l’Antiquité à travers de bonnes traductions. Et de temps en temps, faire des flashes de grammaire comparée, avec le latin, mais aussi bien d’autres langues…”

Il tient la même position dans le hors-série numérique n°32 des Cahiers Pédagogiques consacré aux Langues et Cultures de l’Antiquité, et ce dès le chapeau d’introduction de son article intitulé “Entre patrimoine et plaisir”:

“On peut apprendre des langues et civilisations de l’Antiquité sans forcément apprendre grammaire et vocabulaire” (p.11).

Nous lisons plus loin:

“La référence aux étymologies est aussi une pratique courante des enseignants de français et d’ailleurs elle invalide l’idée qu’on ait forcément besoin de faire du latin ou du grec pour les connaître!”(p.13).

J’ai souvenir, mais sans retrouver les références, d’autres propos de M. Zakhartchouk sur la place du latin et du grec dans l’enseignement secondaire qui sont proches de ceux-ci.

L’idée défendue par M. Zakhartchouk ne doit pas être caricaturée: la culture antique est importante. Mais il n’est pas nécessaire, selon lui, de pratiquer les langues pour y accéder. Ce qui est rejeté, et assez violemment en fait, c’est l’étude linguistique, la langue pour elle-même, le texte en langue ancienne, ce qui rejoint aussi les positions qu’il défend sur l’enseignement de la grammaire française. Notons enfin que tout ce qu’il écrit concerne le collège, c’est-à-dire la scolarité obligatoire. Rien ne dit qu’il pense la même chose concernant le lycée.

L’impossibilité d’étudier la langue au collège: Philippe Cibois

Nous pourrions rapprocher cette thèse défendue par Jean-Michel Zakhartchouk de celle défendue par Philippe Cibois dans son carnet de recherche La question du latin.

Je m’appuierai notamment sur deux billets, que je vous invite à lire en intégralité mais dont je vais extraire quelques citations:

1979-2014: Histoire d’un échec de l’apprentissage de la langue latine

Apprendre le latin en 1950: réflexions sur un échec

Les raisons de l’échec sont plus profondes et sont liées à l’absence de conscience des faits de langue à l’âge de l’apprentissage. D’une manière plus brutale, c’est dire que les élèves, s’ils sont capables d’appliquer mécaniquement des règles de grammaire, n’en ont pas une compréhension profonde, ancrée sur le langage.” (1979 – 2014 …)

Ce qui fonctionne correctement, c’est la perception grammaticale du rôle des différents cas. On notera cependant que comme l’ont montré les recherches de Jacques Wittwer (Les fonctions grammaticales chez l’enfant, 1959) sur les fonctions grammaticales chez l’enfant ce n’est pas avant 12-13 ans que les enfants acquièrent une distance à la langue qui leur permet de comprendre correctement l’analyse grammaticale. (Apprendre le latin en 1950…)

Ce qui transparaît de la lecture de ces deux billets, c’est que l’idée selon laquelle les élèves peuvent arriver dès le collège à une forme de conscience linguistique est une illusion. Ainsi, une part non négligeable du temps consacré à l’apprentissage linguistique, tel qu’il est proposé traditionnellement (travail sur le système casuel, apprentissage par cœur des déclinaisons, analyse grammaticale et traduction) est du temps perdu, inefficace pour la plupart des élèves, source de dégoût et de démotivation, et peut-être aussi explication de la déperdition d’effectifs entre le collège et le lycée.

Des universitaires:

Dans l’article de blog cité plus haut, Jean-Michel Zakhartchouk se place sous le patronage éminent de Paul Veyne, dont les positions sur l’enseignement des langues anciennes dans le secondaire n’ont cessé de faire polémique.

A l’occasion de la sortie de son autobiographie Et dans l’éternité, je ne m’ennuierai pas (publié par Albin Michel en 2014 et dont je vous conseille la lecture), Paul Veyne a donné à Christophe Ono-Dit-Biot cette interview: Site du Point. Je retranscris:

“Si vous voulez apprendre le latin de façon utile pour pouvoir le lire, il faut faire comme au temps des Jésuites, vingt heures par semaine ou rien. Ce qu’on fait actuellement est une espèce de petit témoin, de reste, de moignon qui n’a aucun sens, qui suffit, mais qui a pour vertu de dégoûter les gens du latin. Alors qu’on supprime ça, de toutes façons les gens s’intéressent fortement à l’Antiquité classique gréco-romaine (…) qu’on cesse d’embêter les gens avec cette histoire et qu’on fonde un institut solide, spécialisé dans le latin et le grec, de même qu’il y a l’institut des langues orientales vivantes”.

On ne peut reprocher à Paul Veyne son manque de constance. En effet, il y a presque vingt-cinq ans, il disait, dans un entretien au Magazine Littéraire (février 1991, cité par Philippe Cibois dans son ouvrage L’enseignement du latin en France: une socio-histoire):

qu’on enseigne le latin dans les lycées n’a aucune intérêt pour une bonne raison: pour lire couramment Virgile dans le texte, il vous faut dix ans d’enseignement en faculté. De même, vous ne lirez Platon dans le texte que si vous êtes un professionnel. Donc il est inutile  d’enseigner le latin dans les lycées en espérant que les gens liront Virgile et Horace, ils n’y arriveront pas. Il suffit qu’à chaque génération, il y ait cinquante personnes capables de traduire et d’expliquer Sénèque. On n’a pas besoin de plus. Vous trouverez ces cinquante personnes dans l’enseignement supérieur.”

Cela rejoint les propos que tient Françoise Waquet à la fin de son ouvrage, lui aussi polémique, Le latin ou l’empire d’un signe (Albin Michel, 1999), qui s’achève par cette sentence:

“Le latin est mort et bien mort”.

Elle poursuit ainsi:

“Pour autant, l’étude de cette langue -morte- ne saurait être ce travail d’anatomie conduit sur un cadavre qui fut celui de la pédagogie du latin jusque dans les années 1960 et encore moins cette teinture que l’on donne aujourd’hui dans le cadre d’une option. A ce point, nous ferons nôtre l’opinion énoncée dans un manuel classique des universités italiennes: “Le latin se sauvera non en le faisant étudier mal à beaucoup mais bien à un petit nombre. Autrement dit, réservons l’étude du latin aux professionnels de la culture humanistico-littéraire. (p. 322)

Cette idée a fait bondir nombre de latinistes, de tous niveaux, car elle met au rebut l’idéal de démocratisation des langues anciennes poursuivi par la majorité des enseignants de lettres classiques. Elle est cependant défendue par une frange non négligeable du monde universitaire. On peut lire par exemple, sous la plume de Perrine Galland, au début de la préface des actes des rencontres L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain; Fantasy, science-fiction, fantastique (Classiques Garnier, 2014), où elle cite d’ailleurs Françoise Waquet:

“Les latinistes d’aujourd’hui ont dû, doivent, impérativement réorienter leurs perspectives myopes, cesser de rêver d’un retour en masse dont la société ne veut plus depuis longtemps et admettre que leur discipline doit être maintenue au plus haut niveau (…) mais pour un groupe restreint désormais”.

Une conjonction d’intérêt mais de grandes différences:

On le voit, le point commun entre ces différentes positions est le suivant: il est inutile, voire néfaste, d’enseigner les langues latine et grecque. Elles ne sont pas nécessaires à qui veut accéder aux textes, puisqu’il existe des traductions. Cela permet de réserver l’accès aux textes à une petite frange de la population, les universitaires.

C’est le souhait de Françoise Waquet et de Paul Veyne, qui constatent les difficultés de la démocratisation de l’enseignement des langues anciennes dans le secondaire, que Philippe Cibois impute à une impossibilité structurelle à apprendre la langue et proposent de le réserver à un entre-soi (ce que ne fait pas Philippe Cibois), l’une à des fins de recherche uniquement, l’autre à des fins de recherche (création d’un institut) et de diffusion (mission de service public de traduction).

Attention cependant à ne pas se méprendre: cela ne signifie pas que pour ce premier ensemble de positions, toute étude de l’Antiquité est à rejeter. Si certains souhaitent limiter l’étude des langues anciennes à l’enseignement supérieur, ce n’est pas l’intention de Jean-Michel Zakhartchouk, qui considère que le cadre des EPI est un très bon vecteur pour étudier les cultures de l’Antiquité et démocratiser leur accès, puisque cela relèvera d’un choix de l’élève (ce qui, théoriquement, était déjà le cas auparavant), pendant que des notions d’étymologie seront proposées à tous les élèves dans les programmes de français. 

De son côté, Paul Veyne fait le pari que l’intérêt du grand public pour l’Antiquité ne faiblira pas malgré la disparition de son enseignement à 20% d’une tranche d’âge. Quant à Philippe Cibois, son engagement de chercheur montre bien l’intérêt qu’il porte à la transmission du patrimoine de l’Antiquité au plus grand nombre, même si son regard est celui d’un sociologue.

Cependant force est de constater que le nœud du débat est l’enseignement des langues latine et grecque.

***

B. Face à eux, il en est qui font le pari que l’apprentissage linguistique est le seul moyen d’apprendre réellement les langues et cultures de l’Antiquité:

Nous l’avons vu, si ces positions sont différentes, elles partent toutes du constat que l’enseignement actuel des langues et cultures de l’Antiquité est un échec ou du moins un investissement trop lourd au regard de ses bénéfices, et que ce qui l’alourdit est l’enseignement de la langue. Nous touchons là une question quasi philosophique: peut-on proposer un travail sérieux sur l’Antiquité sans étudier le texte antique dans son jus? Car là est la question autour de l’apprentissage de la langue: sa finalité n’est pas de décliner, mais de donner accès au texte.

John Scheid:

L’un de ceux qui expriment cette idée de la manière la plus directe et, il faut le dire, la plus brutale, est John Scheid, notamment dans un entretien qu’il a accordé à Philippe Cibois sur son carnet de recherche cité plus haut: Entretien avec John Scheid

L’entretien commence par une présentation de son auteur et des citations de sa leçon inaugurale au Collège de France, au cours de laquelle certains propos pourraient rejoindre, au premier abord, ceux de Paul Veyne et de Françoise Waquet:

Il ne sert à rien de maintenir ces enseignements de manière superficielle. Comme pour les langues vivantes, un enseignement digne de ce nom n’existe que si l’élève apprend effectivement les langues.

Mais il retourne ensuite l’argument, d’abord pour le niveau universitaire, dans la suite de sa leçon:

On ne peut que s’interroger sur la rage démagogique qui consiste à supprimer l’étude de langues qui restent pourtant indispensables à tous ceux qui portent quelque intérêt à notre patrimoine historique. (…) L’historien ne peut qu’être préoccupé de la situation dont il hérite. Comment faire, en effet, de l’histoire grecque et romaine, sans connaître les langues anciennes ? Comment poser les bonnes questions, si l’on est incapable de vérifier les données, et surtout si l’on n’est plus à même de faire surgir les concepts à partir de sources qui ne sont pas toujours traduites ? Il y a trente ans, ses souvenirs de lecture et sa culture classique permettaient à l’historien de Rome de reconstruire le contexte approprié pour poser les bonnes questions. Une fois le maniement des langues anciennes perdu, l’histoire romaine risque fort de ressembler à la médecine du temps de Molière. Sans le recours aux documents, les meilleurs concepts demeurent inopérants.” 

Notons que cette préoccupation est plus que jamais d’actualité, comme l’ont montré les récents États Généraux de l’Antiquité, sujet d’un prochain billet.

Puis il généralise son propos au cours de l’entretien avec Philippe Cibois:

Il n’est pas possible de parler de notre identité si l’on n’est pas capable de lire les sources qui définissent cette identité. Or depuis César jusqu’à la Renaissance et même plus loin dans certains cas, tous nos documents sont en latin et c’est seulement à partir de François Ier, qu’on commence à moderniser (et la création du Collège de France fait partie de cette modernisation). (…) Si on forme une jeunesse qui ignore les faits (et là ce n’est pas seulement l’histoire ancienne qui est en cause), on se prépare des lendemains jolis, parce que n’importe quel parti extrémiste peut raconter n’importe quoi, et personne ne leur opposera les faits historiques : on revient au Moyen Age. Et pour l’Antiquité, même si nos idéologues ne l’aiment pas beaucoup (c’est dépassé, cela n’a aucun intérêt), elle est puissamment utilisée dans toutes les constructions idéologiques. Il y 70 ans, on tenait des discours historiques assez étonnants en Italie, en Allemagne, au Japon qui pourraient nous faire réfléchir. Ils étaient fondés sur une falsification de l’histoire mais il restait toute une série de gens, même en Allemagne ou en Italie, qui disaient non, que ce n’était pas comme cela. Qu’est ce qui se passerait de nos temps ? C’est pour cela qu’il faut apprendre un peu l’histoire ancienne.

L’étude des langues anciennes n’a pas de valeur pour elle-même, elle est importante car elle permet un accès direct et personnel (sans le truchement d’une traduction, qui peut être biaisée selon des impératifs idéologiques quelconques) aux sources et permet donc la construction d’un avis personnel de l’élève sur l’Antiquité, mais aussi – et surtout – sur toutes les réutilisations de l’Antiquité dans le monde contemporain (Voyez cet exemple, il est savoureux…).

L’autre point important, selon John Scheid, de l’apprentissage approfondi des langues anciennes, et du latin notamment, est d’ordre linguistique

Ce qui me parait important, néanmoins, c’est que quand on parle une langue romane et qu’on enseigne une langue romane, que l’on connaisse les fondements de cette langue. On ne va pas inventer une linguistique qui est complètement en dehors de l’histoire, et pour comprendre une langue, au moins le professeur, et donc les étudiants, et d’une certaine manière les bacheliers, doivent au moins en posséder les rudiments pour arriver à cette connaissance.” 

Ce propos est en contradiction avec ceux cités plus haut de Jean-Michel Zakhartchouk, mais relevons qu’ils ne font pas référence au même niveau d’étude et que cette place de l’apprentissage des langues anciennes peut être un enjeu du débat.

La suite de l’entretien est une franche diatribe contre les méthodes d’enseignement des langues anciennes en France (“le Gaffiot a tué le latin en France“, une sentence que Félix Gaffiot lui-même ne démentirait pas)  et une série de propositions, qui rejoignent parfois celles de Jean-Michel Zakhartchouk, notamment sur la question de l’étymologie (création d’atelier étymologiques), ce qui montre que les débats sont infiniment plus complexes que ce que l’on peut lire actuellement.

Florence Dupont:

Dans une tribune du Monde daté du 29 mars 2015 (accessible sur le site d’un nouveau collectif, Avenirlatingrec), diaboliquement -au sens étymologique du terme, le diable étant celui qui divise- mise en face d’un texte de François Dubet, Florence Dupont rappelle que le statut du latin et du grec, sous l’impulsion des enseignants du secondaire et du supérieur (de Paul Veyne, ou plus récemment de Patrick Voisin, auteur de l’intéressant ouvrage Il faut reconstruire Carthage, par exemple) a changé. Que loin d’être une étude des “racines” et uniquement de cela, comme le prétendent certains (et laissons de côté les montages photoshop infâmes qui ont circulé sur le net à l’occasion de cette réforme), l’étude des Langues et Cultures de l’Antiquité en tant que discipline à part entière est une ouverture:

On « créera du commun » quand tous les élèves apprendront dès la sixième qu’il y a deux mille ans, leurs ancêtres, ceux qui habitaient l’actuelle Europe comme ceux des autres rives de la Méditerranée, appartenaient à la même res publica, qu’ils avaient deux langues — le grec et le latin — et une culture commune, qu’ils vivaient en paix tout en étant différents. La connaissance de l’Antiquité et des langues anciennes serait un puissant facteur d’intégration si elle était diffusée à tous. Enseignez le grec en ZEP et vous aurez la chance que vos élèves, un de mes collègues l’a vécu, fassent des tags en grec ancien.


ou encore:

“A qui profite l’ignorance de l’Antiquité, sinon aux intégristes religieux et aux fanatiques de l’identité ethnique ? A ceux qui prétendent qu’il y a toujours eu et donc qu’il y aura toujours des « Gaulois » et des « Arabes », des « Blancs » et des « Noirs », des « Aryens » et des « Sémites ». A ceux qui confondent allègrement langue, religion, culture et pays d’origine et alimentent un communautarisme imaginaire qui remonterait à la nuit des temps. Quelle meilleure façon de lutter contre les intégrismes et les communautarismes, contre l’homophobie, le sexisme ou le racisme, que d’emmener les collégiens faire un tour dans l’Antiquité ? Ils y apprendront qu’il y a d’autres religions que les trois monothéismes. Ils visiteront un monde où les langues, les cultures, les références ethniques, les dieux se superposent et s’ajoutent. Ils rencontreront d’autres types d’humanité, d’autres mœurs, d’autres façons d’être une femme ou d’être un homme. Et ils verront concrètement que le genre n’est pas une fantaisie d’intellectuel. Ils constateront que les sociétés changent sans cesse et que ce qu’ils croyaient inscrits dans la nature humaine de toute éternité sont des constructions historiques et instables.”

L’analyse de ces quelques extraits d’une tribune, texte court destiné à frapper plutôt qu’à développer un argumentaire, révèle néanmoins deux présupposés: 

1) L’Antiquité doit être étudiée non pas comme un modèle à révérer mais comme un ailleurs, comme un monde différent du nôtre, comme une expérience de l’altérité, tout en étant une matrice commune de l’ensemble du bassin méditerranéen. C’est là, d’ailleurs, sa différence essentielle avec le sanskrit ou le copte, auxquels on compare parfois le latin et le grec du point de vue de “l’utilité”.

2) L’étude de l’Antiquité passe par l’étude de ses langues. 

Florence Dupont ne dit pas autre chose dans son livre d’entretien, livre capital et fascinant, L’Antiquité, territoire des écarts (Albin Michel, 2013). 

A la question “Comment définiriez-vous les exigences épistémologiques communes à cette anthropologie de l’Antiquité?“, Florence Dupont répond: 

Elle commence par la philologie. Seule la connaissance des deux langues, de la valeur et de l’emploi des mots en contexte, permet l’exploration de notre “terrain”, les documents écrits. La première exigence est donc la lecture minutieuse des textes, sans jamais faire confiance a priori à ceux qui les citent ni évidemment aux traductions, et en surveillant de près les éditions.” (p.112; je souligne)

Ainsi, le travail sur l’Antiquité, facteur de création de commun, a une exigence épistémologique: la connaissance des langues, pour que le lecteur en fasse une lecture personnelle, détachée des perceptions et interprétations d’autres, fussent-ils de grands spécialistes. Il s’agit certes d’un acte de défiance envers ces spécialistes (et la carrière de Florence Dupont montre assez cette défiance), mais aussi de confiance dans les capacités de ceux qui étudient l’Antiquité. 

 Notons que le collectif AntECarts, qui organise autour de Florence Dupont le masterclass Antiquité, territoire des écarts, a publié une tribune sur le même sujet. Cette dernière étant en accès restreint, je ne peux pour le moment en faire une analyse dans ces pages. La tribune commence cependant ainsi:

La démocratisation de l’enseignement suppose l’accès pour tous à une culture générale dont sont privés aujourd’hui les élèves socialement défavorisés quand l’école ne la leur offre pas. Cette culture générale, les collégiens ne peuvent pas mieux l’aborder que dans le cadre d’un enseignement des langues et des cultures de l’Antiquité.

C. Les EPI dans ce débat:

Dans ce débat, les EPI vont rigoureusement dans le sens défendu par M. Zakhartchouk et Philippe Cibois. Ils n’ont pas vocation à permettre un apprentissage linguistique, mais à proposer une initiation culturelle pour tous les élèves. Il s’agit donc à la fois d’une ouverture et d’un renoncement.

Ouverture, si l’institution dépasse sa vision passéiste de ce que sont les langues et cultures de l’Antiquité pour effectivement la proposer à tous les élèves. Cela sous-entend que l’EPI sera proposé dans tous les établissements. Cela implique donc que soit il faudra reconstruire une filière de lettres classiques capable d’alimenter les besoins, soit de revoir la formation initiale des professeurs de lettres pour qu’ils soient tous à même de proposer un EPI cohérent et consistant. Sinon, l’institution prend le risque de commettre les mêmes erreurs qu’en 1975: enfermer les langues anciennes dans un petit pré carré (pour mieux les taxer d’élitisme ensuite?).

Renoncement, car le chemin pris actuellement consiste surtout à rejeter l’enseignement des langues latine et grecque ou du moins à le limiter à une étude étymologique. On considère que les élèves sont incapables de travailler les textes, on renonce à reprendre les programmes pour les rendre plus progressifs, plus réalistes. On renonce finalement à se poser d’autres questions, elles aussi douloureuses, mais d’un autre ordre, sur les textes que l’on fait lire aux élèves et les programmes (place du texte authentique, place de la traduction, place du texte inventé à contenu culturel, place du thème…).


La crispation actuelle autour des EPI se joue donc bien autour de cette question: ce dispositif ne permet pas un apprentissage linguistique et n’a visiblement pas vocation à le faire. Ce travail sur la langue pourrait être proposé dans les “enseignements complémentaires” dont on ne sait pas très bien sur quelles dotations ils pourraient être financés. Ce renoncement à la transmission linguistique, outre les problèmes philosophiques et épistémologiques qu’il pose (comment travailler des aspects si variés des mondes antiques uniquement sur traduction?) est aussi une remise en cause de l’identité professionnelle des enseignants de lettres classiques, qui ont déjà -et ce sera le seul propos volontairement subjectif de ce billet- le dos bien large quant à la faillite de l’école.

D’autre part, si la réforme reste en l’état et ne s’accompagne pas d’autres perspectives au lycée et à l’université, elle risque de porter le coup de grâce aux langues anciennes et d’accomplir (et encore…) le vieux rêve de certains universitaires: le latin réservé aux normaliens (même si je connais des normaliens très sympas, attachés à la diffusion de l’Antiquité, tels que ceux qui animent bénévolement les journées de l’Antiquité). 

Il faudrait que le ministère de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, accompagne ses propos sur l’importance qu’il accorde à la démocratisation des langues et cultures de l’Antiquité, ce qui est son argument principal pour défendre la transformation (et la diminution horaire) des LCA en EPI, de mesures immédiates pour le lycée et l’université:

* Construction, selon le souhait de John Scheid, d’une filière littéraire forte, avec une langue ancienne obligatoire en L et initiation à la littérature comparée;

* Obligation d’un cursus en latin pour les professeurs de lettres dès la L1, avec latin obligatoire au concours de recrutement et possibilité d’assurer l’EPI, ce qui implique un concours de recrutement à option (Classique = Grec; Moderne = Comparée).

De telles mesures montreraient que cette réforme fait partie d’un plan global pour relever la filière, d’une vision enthousiaste de son importance pour la formation de la jeunesse, formation linguistique, culturelle et citoyenne, selon des arguments qui sont partagés par tous, de Jean-Michel Zakhartchouk à John Scheid ou Florence Dupont.

A propos Vincent Bruni

Professeur de Lettres Classiques au collège Millevoye d'Abbeville (Somme - 80). Intéressé par l'histoire de l'enseignement du latin, l'archéologie...

Laisser un commentaire

X