Nous sommes les 15 mars, sous la Vème République française.
Si nous étions sous la République romaine (car souvenez-vous, César n’a jamais été empereur, et donc n’a pas connu la période de l’Empire romain !), nous dirions, ce sont les “Ides” du mois “Martius” : Idibus Martiis.
L’année -44 (de notre point de vue car de celui des Romains, on est en 709 après la fondation de Rome “Ab Urbe condita” (le 21 avril -753), ou en 665 après la fondation de la République (en-509), ou encore l’année des consuls Jules César et Marc Antoine, voire en l’an 2 du calendrier julien mis au point par l’astronome Sosigène d’Alexandrie sur ordre de Jules César et entré en vigueur le le 1er janvier 45 av. J.-C..) est marquée par plusieurs événements, dont le plus célèbre reste la mort de Jules César le 15 mars, aux Ides de mars donc.
- 1er janvier : début à Rome du consulat de Jules César (pour la cinquième fois) et de Marc Antoine (premier consulat). Suffect : Publius Cornelius Dolabella. César obtient la libre disposition des gouvernements provinciaux, l’introduction dans tous les collèges religieux, le droit de porter le costume des anciens rois, le remplacement de la chaise curule par un trône d’or, l’institution de prières et de vœux pour son bonheur, la création en son honneur d’une troisième confrérie de de Luperques, les Luperques Juliens, l’attribution au mois de sa naissance du nom de Julius, la dédicace d’un temple sous le nom de Jupiter Julius avec un flamine chargé d’en desservir le culte.
- 26 janvier : César regagne Rome à son retour des Féries Latines. Il est acclamé roi (rex) par la foule.
- 14 février : lors d’une séance du Sénat, César est déclaré officiellement dictateur à vie.
- 15 février : aux Lupercales, Antoine présente publiquement à César le diadème royal, mais il n’ose pas l’accepter, craignant la réaction de l’opinion publique.
- 15 mars/Ides de Mars : Jules César est assassiné par Marcus Junius Brutus, Caius Cassius Longinus et 21 autres conjurés. Il est percé, dit-on, de vingt-trois coups d’épée.
La page de wikipedia consacrée à l’assassinat de Jules résumant de manière très claire les causes supposées qui mènent à la mort du grand Jules, nous nous en inspirerons fortement :
Le premier complot sérieux a lieu à Narbonne à la fin de 45 av. J.-C. où César séjourne après avoir vaincu les derniers Pompéiens en Espagne. Caius Trebonius, un ami de César qui avait été son légat pendant la guerre des Gaules mais qui était en semi-disgrâce parce qu’il avait été vaincu par les Pompéiens en Hispanie ultérieure, projette alors de le tuer et en parle avec Marc Antoine. Celui-ci refuse de participer au projet mais, chose surprenante, n’en avertit pas César.
Quamquam, si interfici Caesarem uoluisse crimen est, uide, quaeso, Antoni, quid tibi futurum sit, quem et Narbone hoc consilium cum C. Trebonio cepisse notissimum est, et ob eius consili societatem, cum interficeretur Caesar, tum te a Trebonio uidimus seuocari. Ego autem (uide, quam tecum agam non inimice!), quod bene cogitasti aliquando, laudo, quod non indicasti, gratias ago, quod non fecisti, ignosco. Virum res illa quaerebat.
si c’est un crime d’avoir voulu que César fût tué, que doit-on penser de vous-même, Antoine? On sait que vous en aviez formé le projet, à Narbonne, avec Trébonius. On sait que c’est pour cette raison seule que nous avons vu Trébonius vous tirer à l’écart pendant que César recevait la mort. Voyez si je vous traite en ennemi : je vous loue pour avoir une fois en votre vie formé un bon dessein. Je vous rends grâces de ne l’avoir pas révélé, et je vous pardonne de ne l’avoir pas exécuté : l’exécution demandait un homme.
(source)
Cicéron, Deuxième Philippique, XIV
Au cours des mois suivants, plusieurs événements exaspèrent certains sénateurs. Selon Suétone, alors que César est revenu à Rome, un homme pose sur la tête d’une statue le représentant une couronne de lauriers nouée d’une bandelette blanche. Il s’agissait probablement de sonder les citoyens romains sur la possibilité de couronner César comme roi de Rome. Deux tribuns, Caius Epidius Marcellus et Lucius Caesatius Flavus, ordonnent aussitôt que le diadème soit enlevé de la statue. César laisse faire.
Adiecit ad tam insignem despecti senatus contumeliam multo arrogantius factum. Nam cum in sacrificio Latinarum reuertente eo inter inmodicas ac nouas populi acclamationes quidam e turba statuae eius coronam lauream candida fascia praeligata inposuisset et tribuni plebis Epidius Marullus Caesetiusque Flauus coronae fasciam detrahi hominemque duci in uincula iussissent, dolens seu parum prospere motam regni mentionem siue, ut ferebat, ereptam sibi gloriam recusandi, tribunos grauiter increpitos potestate priuauit.
À ce cruel outrage fait au sénat, il ajouta un trait d’orgueil encore plus odieux. Il rentrait dans Rome, après le sacrifice des Féries latines, lorsque, au milieu des acclamations excessives et inouïes du peuple, un homme, se détachant de la foule, alla poser sur sa statue une couronne de laurier, nouée par devant d’une bandelette blanche. Les tribuns de la plèbe Epidius Marullus et Caesetius Flavus firent enlever la bandelette et conduire l’homme en prison. Mais César, voyant avec douleur que cette allusion à la royauté eût si peu de succès, ou, comme il le prétendait, qu’on lui eût ravi la gloire du refus, apostropha durement les tribuns, et les dépouilla de leur pouvoir.
(source)
Suétone, Vie de césar, 79
En février 44, lors de la fête des Lupercales, Marc Antoine, alors co-consul avec César, tente à plusieurs reprises de poser un diadème royal sur la tête du dictateur. À chaque fois, la foule proteste. Finalement, César demande d’aller porter la couronne au temple de Jupiter.
ἦν μὲν γὰρ ἡ τῶν Λουπερκαλίων ἑορτή (…) Ἀντώνιος (…) φέρων διάδημα στεφάνῳ δάφνης περιπεπλεγμένον ὤρεξε τῷ Καίσαρι· καὶ γίνεται κρότος οὐ λαμπρός, ἀλλ´ ὀλίγος ἐκ παρασκευῆς. ἀπωσαμένου δὲ τοῦ Καίσαρος, ἅπας ὁ δῆμος ἀνεκρότησεν· αὖθις δὲ προσφέροντος, ὀλίγοι, καὶ μὴ δεξαμένου, πάλιν ἅπαντες. οὕτω δὲ τῆς πείρας ἐξελεγχομένης, Καῖσαρ μὲν ἀνίσταται, τὸν στέφανον εἰς τὸ Καπιτώλιον ἀπενεχθῆναι κελεύσας.
On fêtait les Lupercales. (…) Antoine, (…) s’approcha de César et lui présenta un diadème enlacé d’une branche de laurier. Cette tentative n’excita, qu’un battement de mains faible et sourd, qui avait l’air de venir de gens apostés ; (6) César repoussa la main d’Antoine, et à l’instant tout le peuple applaudit, Antoine lui présenta une seconde fois le diadème, et très peu de personnes battirent des mains ; César le repoussa encore, et la place retentit d’applaudissements universels. (7) Convaincu, par cette double épreuve, des dispositions du peuple, il se lève, et donne ordre qu’on porte ce diadème au Capitole.
(source)
Plutarque, Vie de César, 61
Un troisième essai a lieu alors que César se promène à cheval dans les rues de Rome et que plusieurs citoyens l’acclament du nom de roi. Un groupe d’opposants protestent. Aussitôt, César calme le jeu en déclarant: « Je m’appelle César et non pas Rex »
quanquam et plebei regem se salutanti Caesarem se, non regem esse responderit.
il eût répondu un jour au peuple, qui le saluait de ce nom: “Je suis César et non pas roi,”
(source)
Suétone, Vie de césar, 79
Il semble que ce soit Caius Cassius Longinus qui soit à l’origine du complot. César venait de le nommer préteur pour l’année 44 mais, selon Plutarque (dans la Vie de Brutus où les rapports complexes entre Brutus et Cassius sont fortement détaillés), il désirait le consulat et c’est ce qui l’a amené à vouloir le tuer.
Cassius s’était fait connaître lors de la campagne de Crassus contre les Parthes en 53 av. J.-C.. Après le désastre de cette campagne, où Crassus trouva la mort, il était devenu gouverneur de l’Asie et avait réussi à repousser les attaques parthes. Lors de la guerre civile, il avait pris le parti de Pompée et avait commandé sa flotte. César avait pardonné ces actions après la bataille de Pharsale.
Cassius parvient à attirer plusieurs sénateurs dans le complot, notamment Decimus Junius Brutus Albinus, qui semble avoir joué un rôle clé dans la conspiration et qu’on a qualifié de « troisième homme », ainsi que Caius Trebonius qui avait fomenté le premier complot de 457. Mais on parvient à le persuader qu’il faut une personnalité symbolique pour représenter le chef idéal. Il réussit à persuader son beau-frère et ami Marcus Junius Brutus d’entrer dans la conjuration.
Brutus aurait comme ancêtre Lucius Junius Brutus qui chassa le dernier roi de Rome en 509 av. J.-C.. Gendre de Caton, il avait, comme Cassius, pris le parti de Pompée puis avait été pardonné après Pharsale. César le comble de faveurs. Il le nomme gouverneur de Gaule cisalpine puis préteur urbain pour l’année 44. L’adhésion de Brutus amène plusieurs autres adhésions.
Il semble qu’il y ait eu en tout une soixantaine de conjurés, selon Suétone.
Conspiratum est in eum a sexaginta amplius, Gaio Cassio Marcoque et Decimo Bruto principibus conspirationis.
Le nombre des conjurés s’élevait à plus de soixante; Gaius Cassius et les deux Brutus (Marcus et Decimus) étaient les chefs.
(source)
Suétone, Vie de césar, 80
Les conspirateurs ne savent trop comment s’y prendre. Ils pensent d’abord le jeter en bas d’un pont pendant les comices du Champ de Mars puis pensent à l’attaquer lors de son entrée au Théâtre. Finalement, ils décident d’agir lors de la séance du Sénat des ides de mars, d’autant plus que César a licencié sa garde personnelle.
Σπεῖραι δ’ ὅσαι στρατηγίδες αὐτὸν ἐκ τῶν πολέμων ἔτι ἐσωματοφυλάκουν, ἀπέστησε τῆς φυλακῆς καὶ μετὰ τῆς δημοσίας ὑπηρεσίας ἐπεφαίνετο μόνης.
Puis il déchargea de leur fonction toutes les cohortes prétoriennes qui avaient continué à lui servir de gardes du corps depuis les guerres, et il parut entouré simplement de l’escorte publique.
(source)
Appien, Guerre Civile, II, 107
Sur le jour funeste de la mort de César, le 15 mars -44, on a beaucoup écrit, beaucoup raconté, comme toujours empruntons le récit à wikipedia en l’illustrant de ses sources antiques :
Selon Suétone, plusieurs signes annoncent la mort de César dans les jours précédant les ides de mars, mais il n’en tient pas compte. L’aruspice Spurinna, lors d’un sacrifice, lui demande de se méfier des ides.
” Et immolantem haruspex Spurinna monuit, caueret periculum, quod non ultra Martias Idus proferretur.”
De son côté, l’haruspice Spurinna l’avertit, pendant un sacrifice, de prendre garde à un danger, qui ne le menacerait pas au-delà des ides de mars.
(source)
Suétone, Vie de césar, 81
Le matin du 15, sa femme Calpurnia a rêvé de sa mort et lui demande de ne pas se rendre au Sénat. César hésite mais Decimus Brutus, venu le chercher chez lui, le persuade de venir. (voir Suétone, Vie de César, 81).
Peu avant d’entrer au Sénat, l’un de ses agents informateurs, Artémidore, lui tend une supplique donnant tous les noms des conspirateurs. César la prend sans la lire.
Ἀρτεμίδωρος δὲ Κνίδιος τὸ γένος, Ἑλληνικῶν λόγων σοφιστὴς καὶ διὰ τοῦτο γεγονὼς ἐνίοις συνήθης τῶν περὶ Βροῦτον, ὥστε καὶ γνῶναι τὰ πλεῖστα τῶν πραττομένων, ἧκε μὲν ἐν βιβλιδίῳ κομίζων ἅπερ ἔμελλε μηνύειν· ὁρῶν δὲ τὸν Καίσαρα τῶν βιβλιδίων ἕκαστον δεχόμενον καὶ παραδιδόντα τοῖς περὶ αὐτὸν ὑπηρέταις, ἐγγὺς σφόδρα προσελθών, „τοῦτ´“ ἔφη „Καῖσαρ ἀνάγνωθι μόνος καὶ ταχέως· γέγραπται γὰρ ὑπὲρ πραγμάτων μεγάλων καὶ σοὶ διαφερόντων“. δεξάμενος οὖν ὁ Καῖσαρ, ἀναγνῶναι μὲν ὑπὸ πλήθους τῶν ἐντυγχανόντων ἐκωλύθη, καίπερ ὁρμήσας πολλάκις, ἐν δὲ τῇ χειρὶ κατέχων καὶ φυλάττων μόνον ἐκεῖνο παρῆλθεν εἰς τὴν σύγκλητον.
Artémidore de Cnide, qui enseignait à Rome les lettres grecques, qui voyait habituellement des complices de Brutus, et savait une partie de la conjuration, vint pour remettre à César un écrit qui contenait les différents avis qu’il voulait lui donner ; (2) mais voyant que César, à mesure qu’il recevait quelques papiers, les remettait aux gens de sa maison qui l’entouraient, il s’approcha le plus près qu’il lui fut possible, et en présentant son écrit : « César, dit-il, lisez ce papier seul et promptement ; il contient des choses importantes, qui vous intéressent personnellement. » (3) César l’ayant pris de sa main essaya plusieurs fois de le lire ; mais il en fut toujours empêché par la foule de ceux qui venaient lui parler. Il entra dans le sénat, le tenant toujours dans sa main, car c’était le seul qu’il eût gardé.
(source)
Plutarque, Vie de César, 61
Il apostrophe alors Spurinna qui lui a demandé de “prendre garde au danger qui ne le menacerait pas au delà des Ides de Mars”.
César et les sénateurs entrent dans la Curie de Pompée où le Sénat tient ses sessions depuis l’incendie de la Curie Hostilia en 52 av. J.-C. On laisse à peine à César le temps de s’asseoir que Tillius Cimber, l’un des conjurés, lui demande de rappeler son frère, toujours en exil depuis son alliance avec les Pompéiens.
Pendant ce temps, Trebonius a attiré Marc Antoine en dehors de la Curie et l’a persuadé de ne pas participer à la séance.
César déclare à Cimber que ce n’est pas le temps de discuter de cela. Cimber est entouré des autres conjurés qui lui offrent son soutien. Soudain, il saisit le pan de la tunique de César et lui découvre son épaule. « Mais c’est de la violence », s’écrie César.
C’est aussi le signe pour les conjurés de passer à l’action. Casca sort un poignard et vise la gorge du dictateur le blessant de façon superficielle. César le blesse au bras avec son poinçon.
Il est alors entouré par 23 sénateurs qui le poignardent l’un après l’autre. Il semble qu’en voyant Brutus il ait dit: « καὶ σὺ τέκνον » [kai su teknon] (« Tu quoque mi fili ») c’est-à-dire « Toi aussi mon fils! »
Atque ita tribus et uiginti plagis confossus est uno modo ad primum ictum gemitu sine uoce edito, etsi tradiderunt quidam Marco Bruto irruenti dixisse: kai su teknon;
Il fut ainsi percé de vingt-trois coups: au premier seulement, il poussa un gémissement, sans dire une parole. Toutefois, quelques écrivains rapportent que, voyant s’avancer contre lui Marcus Brutus, il dit en grec: “Et toi aussi, mon fils!”
(source)
Suétone, Vie de césar, 82
Ταῦτα μὲν τἀληθέστατα· ἤδη δέ τινες καὶ ἐκεῖνο εἶπον, ὅτι πρὸς τὸν Βροῦτον {τὸν} ἰσχυρῶς πατάξαντα ἔφη « καὶ σύ, τέκνον »;
Telle est la version la plus vraie ; quelques-uns cependant ont ajouté qu’à la vue de Brutus qui lui portait un grand coup, il s’écria : « Et toi aussi, mon fils »!
(source)
Dion Cassius, Histoire Romaine, tome V, livre 44, § 19
Il se couvre alors la tête de sa toge et s’effondre au pied de la statue de Pompée. Il a reçu 23 coups de poignards. Aussitôt, les conjurés s’enfuient suivis des sénateurs innocents qui ont assisté à l’assassinat sans lever le petit doigt. C’est vers la fin de la journée que trois esclaves viennent chercher le corps. Selon le médecin Antistius, qui l’a examiné, un seul des 23 coups de poignards était mortel.
Le cinéma a essayé régulièrement de rendre compte de cet événement tragique, un des meilleurs exemples peut être vu dans le film César d’Uli Edel, avec Jérémy Systo, Christopher Walken, Richard Harri :
ou dans la série Rome en 2005 :
Dans les deux cas, on notera l’attachement aux sources antiques.
Tu quoque mi fili
On a tous appris, à un moment de notre scolarité, cette phrase en latin “Tu quoque mi fili”, traduite littéralement en français par “Toi aussi mon fils ?” souvent présentée comme les derniers mots prononcés par Jules César avant de rendre l’âme, un cri de douleur d’un homme doublement blessé, par le fer, et par la mauvaise surprise de découvrir Brutus, celui à qui il a décidé de confier de nombreuses responsabilités parmi les conspirateurs.
Les pages roses du dictionnaire Larousse, évolution des locutions latines apparues en 1856 dans la première édition du Nouveau Dictionnaire de la langue française de Pierre Larousse, serviront dès 1862 de séparation entre les mots de la langue et les noms propres. Elles présentent un ensemble d’expressions et de citations en français ou en latin qui ont longtemps servi d’inspiration à ne nombreux français. La citation “Tu quoque mi fili” y figure, ce qui a fortement contribué à l’ “attester” comme un lieu commun fortement ancré dans les consciences de tous, au point d’être dite, écrite, apprise un peu partout :
Le problème est que ce fameux Tu quoque mi fili, transmis par la tradition sous sa forme latine, ne se trouve dans aucun texte ancien… En effet, Suétone que nous avons déjà cité, parle le premier (chronologiquement) d’une phrase en grec : “καὶ σὺ τέκνον”.
Atque ita tribus et uiginti plagis confossus est uno modo ad primum ictum gemitu sine uoce edito, etsi tradiderunt quidam Marco Bruto irruenti dixisse: kai su teknon;
Il fut ainsi percé de vingt-trois coups: au premier seulement, il poussa un gémissement, sans dire une parole. Toutefois, quelques écrivains rapportent que, voyant s’avancer contre lui Marcus Brutus, il dit en grec: “Et toi aussi, mon fils!”
(source)
Suétone, Vie de césar, 82
La phrase, déjà dans le texte de Suétone, est sujette à caution : l’auteur latin explique qu’elle est rapportée par “quelques écrivains” dont nous n’avons plus trace aujourd’hui (et Suétone ne détaille pas ses sources)…
Par ailleurs, Suétone a laissé dans le texte latin la phrase en grec ancien. Il ne l’a pas traduite en latin, alors qu’il l’avait fait pour une autre petite phrase de Jules César prononcée en fait en grec ancien “jacta alea est” :
Tunc Caesar: “Eatur,” inquit, “quo deorum ostenta et inimicorum iniquitas uocat. Iacta alea est,” inquit.
“Allons, dit alors César, allons où nous appellent les signes des dieux et l’injustice de nos ennemis: le sort en est jeté!
(source)
Suétone, Vie de césar, 32
L’extrait cité ci-dessous pourrait nous laisser penser que la phrase ‘Iacta Alea est’ a été prononcée en latin, mais Plutarque, auteur postérieur à Suétone, nous confirme qu’elle le fut en grec ancien. C’est donc Suétone qui l’a traduit en latin :
Ἑλληνιστὶ πρὸς τοὺς παρόντας ἐκβοήσας, «Ἀνερρίφθω κύβος», [anerriphtho kybos] διεβίβαζε τὸν στρατόν.
“il dit à haute voix, en langue grecque, à ceux qui l’environnaient : « Le sort en est jeté ! » et il fit passer le Rubicon à son armée
(source)
Plutarque, Vie de Pompée, 60,2,9
Pourquoi Suétone n’a-t-il pas traduit dans le cas de “kai su teknon;” ? Les spécialistes s’interrogent encore, et beaucoup y voient une manière de montrer pour l’auteur qu’il n’adhère pas vraiment à cette hypothèse de dernière parole rapportée par “quelques écrivains”.
On pourrait se demander pourquoi César, s’il avait eu le temps/ la possibilité de prononcer quelques mots dans une circonstance aussi terrible, aurait parlé en grec ancien… La réponse est simple : César “se livre à une exclamation spontanée émise sous l’emprise d’un sentiment violent et qui l’amène à retrouver la langue de son enfance, à savoir, comme pour tous les Romains de la classe supérieure, le grec ancien et non le latin” comme nous le rapelle Wikipedia. La formule n’est pas en effet dans le grec le plus “pur”, à savoir l’attique, qui aurait préféré “παῖ” à “τέκνον”.
Autre sujet problématique, le sens de cette phrase, en grec ancien, rapellons-le : “καὶ σὺ τέκνον; “.
καὶ est le mot de liaison couramment traduit par “et, aussi”, son équivalent latin peut être “et” ou “quoque”. “σὺ” est la forme du pronom personnel 2ème personne au nominatif/vocatif singulier. “Tu” en latin, et en français d’ailleurs, en dérivent directement. “;” est la graphie du point d’interrogation en grec.
Reste le “τέκνον”, nom grec ancien qui peut de temps à en temps être traduit par “fils”, mais surtout par “mon petit”, “mon enfant”, comme l’a rappelle J. Carcopino, dans Jules César, 5e éd. revue et augmentée avec la collaboration de Pierre Grimal, Paris, p. 564, 1968 et Profils de conquérants, Paris, pp. 291-293, 1961. Ce sens, qui se trouve déjà chez Homère, est très bien attesté.
Extrait du Bailly, le dictionnaire grec ancien-français de référence, pages 858/9 :
Le mot latin qui a été choisi pour le rendre, à savoir “filius” correspond assez mal … “filius” fait référence à une situation familiale, à une parenté. “τέκνον” est beaucoup plus vague.
Extrait du Gaffiot, le dictionnaire latin-français de référence, page 667 :
César a beaucoup d’affection pour Brutus, qu’il n’a pas choisi comme fils adoptif, d’ailleurs (son choix s’est porté sur Auguste). Brutus est peut-être son fils biologique puisqu’il a eu une relation longue et passionnée avec sa mère, mais c’est soumis à controverse également… Il ne serait donc pas étonnant que César l’appelle “mon petit”.
Enfin, les plus curieux du sens à donner à la formule pourront s’intéresser aux interprétations de la formule par J. Russell (« Je t’en souhaite autant, mon garçon ! ») ou P. Arnaud (« Toi aussi tu connaîtras un tel sort ») . Michel Dubuisson, notre inspirateur pour cette série d’antiqlichés, a fait une synthèse très intéressante sur le sujet que l’on peut retrouver facilement en ligne, notamment là : http://magister-optimus.blogspot.fr/2009/02/tu-quoque-mi-fili.html
Après Suétone, la “petite phrase” est rapportée également par Dion Cassius, toujours à titre de possible variante de la première version (donc comme si c’était moins certain) :
Ταῦτα μὲν τἀληθέστατα· ἤδη δέ τινες καὶ ἐκεῖνο εἶπον, ὅτι πρὸς τὸν Βροῦτον {τὸν} ἰσχυρῶς πατάξαντα ἔφη « καὶ σύ, τέκνον »;
Telle est la version la plus vraie ; quelques-uns cependant ont ajouté qu’à la vue de Brutus qui lui portait un grand coup, il s’écria : « Et toi aussi, mon fils »!
(source)
Dion Cassius, Histoire Romaine, tome V, livre 44, § 19
Une fois de plus, la phrase est en grec ancien. Les autres sources dont on dispose — Nicolas de Damas, Plutarque et Appien — sont elle muettes sur ce point.
Si phrase il y a eu, et c’est loin d’être certain donc, ce serait en grec, et pas de manière évidente avec la traduction de “Toi aussi mon fils” , mais plutôt de ” Toi aussi, mon petit”, et la formule si brève (sans verbe) aurait une signification peu claire…
Comment est-elle passé dans la “tradition” sous la forme de “Tu quoque mi fili” ?
Le “καὶ σὺ τέκνον; ” est devenu “Tu quoque mi fili” par l’entremise de la traduction inexacte ou très réductrice, proposée par l’abbé Charles François Lhomond, un latiniste français du XVIIIe siècle qui constitua en 1779 un manuel, le De viris illustribus, à l’usage des classes de 6e.
Toutefois, apportons au crédit de Lhomond de ne pas être le premier à avoir hésité sur le sens à donner à τέκνον. Si on consulte quelques manuscrits du texte de Suétone, on remarquera qu’au 15ème siècle, un copiste semble avoir transformé dans le “Biblioteca Apostolica Vaticana, Pal. lat. 896” (Pal.Lat. 896) la formule “καὶ σὺ τέκνον; ” en “ὔε καὶ συ”, ou “ὔε” est la forme au vocatif du mot grec, proche sémantiquement de “filius”.
(source :
και συ τεκνον / υε και συ [Suet. 82.2] The deaths of #Caesar & the MSS (15th c: #BnF Latin 5809 & #BAV Pal.Lat. 896) pic.twitter.com/XWnozdaXR7
— Ste. Trombetti (@ste_trombetti) 15 Mars 2015
)
Gaffiot, page 893 :
Le De viris illustribus a été longtemps utilisé en France, jusqu’au milieu du XXe siècle, dans le milieu scolaire. La formule “Tu quoque mi fili” a fourni un exemple grammatical largement utilisé de deux vocatifs irréguliers, mi et fili, de la deuxième déclinaison des noms et de la première classe d’adjectifs.
Marine Bretin-Chabrol, Maître de conférences de langue et littérature latine à l’Université Jean Moulin-Lyon 3 et membre du laboratoire HiSoMa (Histoire et Sources des Mondes Antiques, UMR 5189), dans son article “Tu quoque, mi fili ! Pourquoi les Français croient-ils que Brutus était le fils de César ?” (source) fait remarquablement le point sur la manière dont la formule est restée ancrée dans la culture populaire alors que l’erreur avait été assez tôt notée et documentée par les universitaires.
Prends garde aux Ides de Mars !
La formule “Prends garde aux Ides de mars !” est la traduction d’un vers de la pièce Julius Caesar, I, 2, 108 de Shakespeare : « Beware the ides of march ! », par François-Victor Hugo (le fils de Victor) en 1872. Shakespeare semble avoir repris / traduit / adapté quelques-uns des mots de Suétone. Le conseil rapporté au discours direct chez l’auteur latin demande de “prendre garde au danger qui le menace, mais ne le menacera pas au delà des Ides de Mars”. La formule “Beware the ides of march !” / “Prends garde aux Ides de Mars” condense cela plutôt bien…
” Et immolantem haruspex Spurinna monuit, caueret periculum, quod non ultra Martias Idus proferretur.”
De son côté, l’haruspice Spurinna l’avertit, pendant un sacrifice, de prendre garde à un danger, qui ne le menacerait pas au-delà des ides de mars.
(source)
Suétone, Vie de césar, 81
La formule n’est donc pas exacte, mais elle est assez proche du conseil que semble avoir reçu (mais pas suivi) Jules César.
Julius Caesar, 1953, de Joseph L. Mankiewicz d’après la pièce de Shakespeare, cf. vers 1’29 :