Figurez-vous cette scène : dans l’amphithéâtre, un après-midi d’il y a presque 2000 ans, Kalendio le rétiaire (à droite sur l’image), affronte un autre gladiateur en combat singulier, Astyanax, un secutor, (à gauche). La lutte est âpre, et dans un premier temps, Kalendio réussit à emprisonner Astyanax dans son filet. Il le menace alors de son trident… Astyanax est en mauvaise posture, mais il peut compter sur son grand bouclier pour tenter de parer les attaques.
Dans un incroyable retournement de situation, Astyanax réussit à se dépêtrer du filet et prend l’avantage sur son adversaire, qu’il blesse à la jambe avec son glaive court. Kalendio, à terre, essaye de se défendre, mais la fin du combat est proche… Il lève son pugio (poignard) en direction de l’adversaire, comme pour se rendre. “ASTYANAX VICIT KALENDIO” (Astyanax a vaincu Kalendio) !
L’auteur de cette mosaïque n’a pas représenté l’ultime étape du combat mais on sait que Kalendio n’aura pas la vie sauve. Le symbole Ø, qui suit son nom (sûrement une déformation d’un θ (théta), abréviation de θάνατος = mort) nous le signale.
Si vous aviez à imaginer les quelques secondes qui nous amènent à la mise à mort de Kalendio par Astyanax, laquelle de ces options choisissez-vous instantanément ?
A. Kalendio, honteux, a demandé à Astyanax de l’achever
B. La foule s’est mise à inciter Astyanax à achever Kalendio, en baissant le pouce. L’empereur, juché sur sa tribune, a confirmé la décision avec le même geste.
C. Seul, Astyanax a décidé de l’issue du combat. Il a achevé le vaincu.
Il y a de forte chance que vous ayez opté pour la solution B… et ce n’est pas dû au hasard !
Notre imaginaire a été guidé presque naturellement par une longue suite de reformulations diverses du même lieu commun, lu dans des ouvrages de vulgarisation plus ou moins sérieux sur la vie quotidienne des Romains, voire dans des manuels de latin, des BDs, vu dans des films, sur des tableaux : c’est l’Empereur (ou à défaut le garant de l’autorité) qui décide du sort du vaincu ; Un pouce levé vers le haut, on le sauve, un pouce vers le bas (comme pour appeler le coup de glaive qui ne va plus tarder à venir), et c’est la mort.
Au fondement de cette gestuelle qui nous semble naturelle, le tableau le plus célèbre de Jean-Léon Gérôme Pollice Verso en 1872, qui nous représente l’instant de choix du public tel que le peintre se l’était figuré.
Les spectacles de cirque ont été peints avant Gérôme, ils le seront également ensuite, mais c’est Pollice Verso qui va imprégner le plus la culture populaire de la fin du XIXème et du XXème siècle.
Au premier plan, un mirmillon s’adresse à la foule pour savoir quel sort réserver au gladiateur qu’il vient de mettre au sol et sur lequel il a posé son pied. A l’image de l’empereur, la majorité de la foule est impassible, mais sur la droite, les Vestales et les aristocrates semblent demander instamment la mort du vaincu, le pouce tendu vers le bas, du moins, c’est l’interprétation qui a été faite du geste… En soi, rien n’indique que les Vestales demandent la mort, mais le pouce ainsi retourné peut symboliquement suggérer le mouvement vers le bas du glaive pour achever.
En 1872, Jean-Louis Gérôme est au fait d’une gloire internationale, plus forte à l’étranger qu’en France. Pour ce faire, il n’a pas hésité à diffuser son travail (sur les conseil d’Adolphe Goupil) par le biais de photographies ou de gravures. Pollice Verso, acheté par Alexander Stewart, un promoteur qui l’envoie aux Etats-Unis, est dans un premier temps exposé à New York.
Le tableau, alors même que son auteur s’en prend par ailleurs au “modernisme”, va largement inspirer le cinéma naissant. Illustrateur de génie, Gérôme a su “donné vie” à un moment de tension, fort, jamais représenté par les tableaux avant. Le détail du fameux pouce retourné signifiant la mort est par la suite décliné à l’infini, comme une vérité acquise, avec son pendant, le pouce vers le haut pour sauver :
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Cette toile de Sandor Wagner est fortement influencée par l’ouvrage Ben Hur, publié en 1880, mais aussi par le tableau de Gérome, qui suggère la gestuelle du public sur la droite.
On retrouve presque trait pour trait le gladiateur de Pollice Verso sur une affiche de 1891 pour l’Hippodrome de Paris. Le second plan a par contre été réorganisé, de sorte à insérer les vestales et leur geste du pouce près de l’empereur. Sur le tableau original, le public proche de l’empereur était bien plus impassible, preuve que l’imagerie populaire s’est déjà emparé de ce détail pour en faire un “geste incontournable”.
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J. CARCOPINO, La vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’Empire, Paris, 1939, p. 279
Celtil le Gaulois, Masson, 1986, Bédescope, p.14
Alcibiade Didascaux chez les Romains, tome 02, Clanet & Clapat, Athéna Editions., p.63
Pensée pour êtreà la fois divertissante et didactique, la BD n’échappe pas au cliché…
– En 1912, l’Italien Enrico Guazzoni décide d’adapter Quo Vadis au cinéma. La scène du combat de gladiateurs (qui dure à peine quelques secondes dans le film) est fortement inspirée du tableau de Gérôme.
– Le Spartacus de Stanley Kubrik reproduit toujours le même lieu commun (à partir d’1min30 dans cet extrait)
– Docteur Who, The Romans (1965)
– L’Aigle de la Neuvième Légion (The Eagle), réalisé par Kevin Macdonald en 2011. Dans cet extrait (vers 2′), Esca, que la foule conspue, est sauvé (d’un geste du pouce, bien évidemment) par Marcus Aquila.
– Et bien sûr, Gladiator, de R. Scott, qui remet le peplum au goût du jour en 2000, lieu commun compris.
Le lien avec le tableau de Gérôme est assumé : Walter Parkes producteur exécutif de Dreamworks et Douglas Wicks producteur de Stuart Little présentent la toile de Gérome à Ridley Scott et lui soumettent l’idée de réaliser un nouveau péplum, genre oublié depuis les années 60 car trop coûteux. Ridley Scott est emballé par l’idée de recréer la Rome de l’Antiquité et ses jeux du Cirque, comme il l’explique :
Gérome, en fin documentaliste, peignait avec un réel souci de réalisme historique (de nombreux détails du tableau le prouvent) et pour le geste du pouce, il s’est” renseigné” auprès de la seule source littéraire antique impliquant un geste codé avec le pouce dans le cadre d’un combat de gladiateurs, en lui donnant une interprétation un peu personnelle. Il aurait pu piocher également dans d’autres sources qui évoquent d’autres pratiques annexes, comme on peut notamment le lire ci-dessus (les cris “mitte” ou “jugula” / les gestes (l’étoffe agitée), mais c’est le seul pouce qu’il a retenu, et qu’à sa suite on a popularisé.
“Pollice Verso” : une expression au sens flou
Le titre du tableau, Pollice verso appelle en effet un vers de Juvénal (Satires, III, 6) (on note toutefois l’inversion choisie par Gérome). Le vers entier de Juvénal, dans la Satire III (souvent sous titrée “Les Embarras de Rome”, puisque l’auteur y décrit Rome comme une ville de tous les dangers et de toutes les extravagances) , est le suivant :
Une traduction très mot à mot pourrait être :
“à présent ils produident des jeux / et, le pouce tourné, quand le peuple l’ordonne, ils tuent par démagogie…”
Le “ils” en question se rapportant à des Romains évoqués quelques vers plus tôt tels des “cornicines” (= mercenaires, vendus) ou des “comites” (représentants). On reconnaîtra sous ces deux appellations une critique des magistrats romains, qui souvent payaient des jeux au peuple pour s’en attirer les bonnes grâces (“panem et circenses“, comme le résume Jules César)
“Verso pollice” (on trouve l’expression dans cet ordre chez Juvénal) est une tournure grammaticale fréquente en latin : un ablatif absolu, une proposition indépendante du reste de la phrase, sans subordonnant, avec un sujet et un verbe au participe, tous deux à l’ablatif. Ici, pollice est donc le sujet, et vient du nom pollex qui désigne à l’origine “le pouce”, et verso le verbe au participe, de vertere, qui veut dire “retourner, renverser”.
Comme nous l’avons déjà dit le “pollex” désigne le pouce. “Versere” (fréquentatif de “vertere”) est un verbe de mouvement, qui peut aussi bien signifier “tourner” que “se tourner”, “se diriger”. Il nécessite généralement un groupe prépositionnel pour préciser le mouvement induit.
Aucune préposition n’indique chez Juvénal la direction vers laquelle le pouce seraient tourné… d’où une traduction un peu complexe, laissée à l’appréciation du lecteur / traduction.
Peut-être le Romain du premier / deuxième siècle voyait-il très bien quel geste le “verso pollice” pouvait désigner, ce n’est plus notre cas aujourd’hui. Dans quelle direction va ce pouce tourné pour condamner : vers le haut, vers le bas, tourné pour s’aplatir contre l’index ? Rien non plus sur le geste “inverse”…
Chez les autres auteurs, des gestes du pouce par forcément plus clairs…
Pline l’Ancien, décédé en 79, dans son Histoire Naturelle (28, 25) indique que les Romains marquaient généralement leur faveur en pressant le pouce (sur la paume de la main ? sur les autres doigts ?) : pollicem premere, “presser le pouce” (= le faire disparaître sous les autres doigts )
” La coutume nous fait presser le pouce pour marquer notre approbation.”
On trouve au contraire, chez Quintilien ( Art Oratoire, XI, 3) , auteur d’un traité célèbre sur l’éducation, une autre expression, infesto pollice, dont le sens négatif, dans un contexte de joute oratoire, est clair, infestus signifiant “diriger contre, hostile”. Le geste est évoqué en ce sens dans l’Âne d’or, d’Apulée (II, 21, 3) :
Traduction : et (il) dispose ses doigts à la manière des orateurs, c’est-à-dire en fermant les deux derniers, et tenant étendus les autres, avec le pouce en saillie.
Cela nous donne l’impression que les Romains manifestaient leur hostilité en “mettant le pouce en saillie” (mais on ne sait pas si c’est vers le haut ou vers le bas)… au contraire pour approuver, ils l’aplatissaient.
Il ne serait donc pas étonnant qu’il en soit de même dans le cadre de jeux, comme semble le suggérer le geste de “missio” sur ce relief antique (source). Le pouce “tourné” le long de la main pourrait être un code qui implique “la vie sauve”.
ou sur le Médaillon de Cavillargues, qui porte d’ailleurs en haut à droite la mention de “missio”. Michel Dubuisson nous explique toutefois comment cette image peut être mal comprise…
Et si l’on revient à notre illustration de départ, on peut noter que l’editor derrière Kalendio lève son pouce… comme pour “confirmer” la mort imminente de ce dernier… ou alors est-ce une position “naturelle” des doigts ?
A Pompei, le tombeau de Scaurus, découvert en 1812, est porteur d’une fresque en bas-relief, montrant des combats de gladiateurs. Plusieurs combattants ont une gestuelle du pouce qui semblent trop poussée pour être des positions naturelles. Mais quel sens leur donner ? (quelques pistes ici)
Pourquoi l’expression “pollice verso” a été mal rendue par Gérôme ?
Gérôme, profitant de l’imprécision de l’expression et de la faiblesse des certitudes que l’on peut avoir face aux souces (et aussi parce qu’il n’était pas forcément un spécialiste de l’Antiquité), a choisi d’interpréter le “pollice verso” de Juvénal d’une manière toute personnelle.
Peut-on lui en vouloir ? En observant différentes traductions de l’expression “pollice verso” à travers les époques, on constate que les traducteurs /commentateurs (plus ou moins bien renseignés) ont souvent contourner le problème, pour y revenir dans une note… si bien que les lecteurs pouvaient s’y perdre…
– en 1603, Montaigne, dans les Essais (II, 26, chapitre justement intitulé “les poulces“) interprète le passage presque comme Gérôme : le pouce rentré, on sauve, le pouce vers l’extérieur (vers le bas), on achève.
Fautor utroque tuum laudabit pollice ludum
et de desfaveur de les hausseret contourner au dehors :
converso pollice vulgi Quemlibet occidunt populariter. ‘
– en 1812 / L.V. Raoul traduit par “au signe accoutumé” (source). La gestuelle est toujours la même : pour sauver, pouce plié, pour achevé, pouce vers le bas.
cf. la note suivante :
– En 1825 par F. De Narbonne traduit par “un funeste signal”
avec la note suivante :
– en 1846 par Jules Lacroix traduit par “Condamné par un signe” (source)
avec la note suivante qui pour la première fois, évoque l’idée du pouce vers le haut (non caché dans la main repliée) pour sauver :
………………………………………..Pectusque jacentis
Virgo modesta jubet. converso pollice, rumpi.
(Prudence, de Vestal.) ».
On notera que Prudence, cité par Lacroix, a choisi de renforcer le sens de “verso” en “converso”… cette évocation de la gestuelle des vestales (rappelons que Prudence est un auteur “catholique” qui ne rechignait sûrement pas devant une critique de la réputation abusive de leur”vertu” ) a été reprise par Gérôme.
– Un grand succès du XIXème s. (moins connu aujourd’hui), Les Derniers jours de Pompéi de Bulwer-Lytton (1834) que l’on peut lire dans la traduction d’Hippolyte Lucas sur le site mediterranees.net, au Livre II, chapitre 1, reprend l’idée que le pouce “abaissé” (vers le bas ? ou juste “pas levé” pour se positionner le long de l’index ?) est le signe rituel pour “sauver”.
Burbo, l’aubergiste à Lydon :
– Le dictionnaire latin-français de référence du XIXème siècle (donc en 1872 !), le “Quicherat” s’inscrit dans la lignée des premiers commentateurs de l’expression “verso pollice” chez Juvénal :
Après 1872, à la suite de Gérôme, on change la gestuelle communément admise :
– Le dictionnaire de référence du XXème siècle (donc publié après le tableau de Gérôme), le Gaffiot, conserve mot pour mot la note du Quicherat, mais pour la relier à Pline plutôt qu’à Juvénal.
L’expression “verso pollice” est décrite comme un geste avec le pouce vers le bas, comme dans le tableau… Le choix est clair.
Le 25 avril 1901, un lecteur se plaignait déjà au New York Times de la mécompréhension de l’expression… rien n’a changé.
En 2004, la BBC proposait en collaboration avec France Television, un docu-fiction bien documenté sur les gladiateurs. Le geste choisi est encore “différent” (cf. dans cet extrait à partir de 3min50)
Merci pour cet article très complet sur le sujet
L’extrait vidéo est un docu-fiction BBC du combat des gladiateurs Verus et Priscus raconté dans les douze vers latins de l’épigramme XXIX du Liber spectaculis de Martial (1er siècle de notre ère) :
Cum traheret Priscus, traheret certamina Verus,
Esset et aequalis Mars utriusque diu,
Missio saepe viris magno clamore petita est;
Sed Caesar legi paruit ipse suae:
Lex erat, ad digitum posita concurrere parma: –
Quod licuit, lances donaque saepe dedit.
Inventus tamen est finis discriminis aequi:
Pugnavere pares, subcubuere pares.
Misit utrique rudes et palmas Caesar utrique:
Hoc pretium virtus ingeniosa tulit.
Contigit hoc nullo nisi te sub principe, Caesar:
Cum duo pugnarent, victor uterque fuit.
Comme Priscus prolongeait le combat, que Verus
le prolongeait aussi et que longtemps le dieu Mars pesait également des deux côtés,
la grâce fut demandée bien des fois à grands cris pour ces hommes ;
mais César obéit à sa propre loi :
la loi était de combattre après avoir déposé les boucliers jusqu’à ce qu’un des combattants lève le doigt.
Il leur fit don à plusieurs reprises de plats et de cadeaux, ce qui lui était permis.
Il se trouva pourtant une fin pour cette lutte égale : ils combattirent pareillement, ils s’effondrèrent pareillement.
César fit remettre à l’un et à l’autre le glaive de bois et à l’un et à l’autre la palme de la victoire.
C’est leur courage et leur habileté qui obtinrent cette récompense.
Ceci n’arriva sous aucun autre prince que toi, César :
alors que deux hommes avaient combattu, tous deux furent vainqueurs.
Quelle richesse des sources dans ton article ! Ce cliché-là a la vie dure : on le retrouve aussi dans “Rome et l’Empire romain” de F. Dieulafait (Les Encyclopes, chez Milan jeunesse), très bien documenté par ailleurs. Cela fait peu de temps que j’en suis moi-même revenue, grâce à un autre article : http://www.class.ulg.ac.be/ressources/dossiers.html
Merci pour ces deux compléments importants.
Sophie > Ce dossier de Michel Dubuisson était à la base de notre réflexion pour cette rubrique. On ne pourra jamais faire mieux je pense !
Encore une fois impressionné par la qualité, la clarté et la documentation de vos articles : merci !
Je me permets de faire remarquer deux coquilles remarquées lors de la lecture :
Pollices, cum faveamus, premere etiam proverbio jubemur.
“La coutume nous fait presser le pouSSe pour marquer notre approbation.”
et dans la conclusion : “Il semblerait que le pouce vers le bas aie fait un léger conCESSus”
Je pensais vraiment trouver une réponse claire et nette à la fin de l’article… Mince alors, Rome a encore des secrets à nous révéler !
Merci pour cette relecture attentif (j’avais fait une overdose de ouce/ousse… je crois !).