La rubrique “Antiqlichés” vous propose chaque semaine de revenir sur un cliché ou lieu commun souvent vu/entendu, mais pas assez vérifié, sur l’Antiquité. Notre premier article de la série s’attachera ainsi à illustrer, expliquer et démonter le lieu commun qui fait de Jules César un empereur romain.
“Un empereur romain ? On n’en connaît qu’un, c’est Jules César…“. C’est presque en ces termes que Cyril Hanouna énonce le jeudi 3 avril 2014 dans son émission Les Pieds dans le plat un lieu commun bien éculé : Jules César aurait été empereur, et c’est d’ailleurs le plus connu de tous. « D’ailleurs, le césar du meilleur empereur a été décerné à César » .
Yan (l’auditeur) : “Jules César”
C. Hanouna : “Oui, on n’en connait qu’un...”
(source)A partir de 21'09
Sa formulation est d’autant plus naturelle que le lieu commun est fortement enraciné dans la culture populaire via les chansons, la bande dessinée, le cinéma… La volonté de s’éloigner du discours historique est souvent évidente, et l’on comprend toujours (ou presque) que l’on est dans la parodie volontaire ou l’approximation, toutefois ces exemples choisis contribuent chacun à leur manière à entretenir un “mythe” désormais bien vivace :
- Littérature
- BD
- Chanson
- Publicité
- Cinéma
- Presse
La première apparition du lieu commun dans la littérature “moderne” remonte à la Commedia (1307-1321) de Dante, où au chant VI du Paradis, l’empereur Justinien fait l’éloge de Jules César en tant que fondateur de l’empire :
Poi, presso al tempo che tutto ’l ciel volle
redur lo mondo a suo modo sereno,
Cesare per voler di Roma il tolle.
Traduction :
(…)Puis, près du temps où le ciel voulut que le monde jouit d’une sérénité pareille à la sienne, César, par la volonté de Rome le prit1 ; (…)
1 = prit le signe impérial, c’est-à-dire l’Aigle.La Divine Comédie, Dante Aligheri, 'Le Paradis', ch. VI (trad. Lamennais)
En France, Le Jouvencel de Jean de Bueil, rédigé entre 1461 et 1468, au carrefour de l’histoire et du roman, fait de Jules César un empereur :
(…)Et à cause de ceste victoire Julius César osta le consulat de Romme et en fist empire. Si fut empereur tout son vivant.(…)
Le roman n’eut guère grand succès, mais le lieu commun était ancré ! Par la suite, toutefois, les auteurs vont tâcher de ne pas reproduire l’erreur. Vers 1599, William Shakespeare monte pour l’ouverture du Globe Theatre une pièce relatant la conspiration contre Jules César, son assassinat et ses conséquences, centrée sur le personnage de Brutus, mais portant le nom de Jules César. La pièce prend quelques libertés avec ses sources antiques, mais ne reproduit pas l’idée que César fonda l’empire.
De la même manière, en 1736, Voltaire mettait en scène un César qui tâchait de refuser le titre d'”empereur” :
Sylla fut honoré du nom de dictateur ;
Marius fut consul, et Pompée empereur.
J’ai vaincu ce dernier, et c’est assez vous dire
Qu’il faut un nouveau nom pour un nouvel empire,
Un nom plus grand, plus saint, moins sujet aux revers,(…)La Mort de César, tragédie de Voltaire (1736), acte I
En 1849, dans “Le testament de César”, Alexandre Dumas reprend lui aussi les grands traits laissés par la tradition, tout en évitant celui de “César, premier empereur romain”.
Le XXème siècle sera moins pointilleux et fera de César un empereur de fiction flamboyant… comme dans ce roman à succès de Manfredi, traduit en français sous le titre Les Derniers Jours de Jules César :
Deux vignettes tirées du premier tome de la riche série, Asterix le Gaulois :
Pour le souvenir ou juste pour rire un coup :
En 2007, une équipe d’archéologues du département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (DRASSM) du ministère de la Culture fait une découverte incroyable dans le Rhône, à la hauteur d’Arles : un buste en marbre, identifié début 2008 comme celui de Jules César (identification encore controversée de nos jours…).
En mai 2008, après que le site a été sécurisé, le public est informé via un communiqué du ministère de la Culture.
On notera que nulle part n’est employé le mot “empereur”.
L’Agence France Presse (l’A.F.P.) documente alors le communiqué et le diffuse à ses abonnés… en ajoutant au détour d’une phrase la mention d’ “empereur romain” :
Un buste de Jules César réalisé de son vivant découvert dans le Rhône' / Archéologie / PARIS, 13 mai 2008 (AFP) - boc/bb/sh AFP - 131841
Si certains médias prendront le temps de corriger (Le Monde ; RFI…), d’autres reproduisent l’erreur, à l’instar du Figaro ou de LCI/TF1 :
Ce jeudi 3 avril, quelques minutes après, Franck Ferrand, chroniqueur exceptionnel pour “Le Pieds dans le plat”, par ailleurs animateur de l’émission consacrée à l’histoire sur Europe 1, corrigera de manière concise, mais pleine de sens, Cyril Hanouna :
En peu de mots, Cyril Ferrand pointe le problème : une confusion entre “imperator”(nom latin) et “empereur”, nom français qui en dérive, avec cependant un changement de sens notable qui fait que si César fut “imperator”, il ne fut pas pour autant un “empereur” au sens que nous donnons actuellement à ce terme… puisque si le mot “empereur” provient bien de l’Imperator latin, ça n’en est pas pour autant la signification originelle.
La notion “d’Imperator” en latin, jusqu’à l’époque de Jules César
Partons du dictionnaire latin-français de référence, celui édité par ce cher Felix Gaffiot.
Le nom “imperator” est formé sur le radical du supin du verbe “impero, as, are, avi, atum : commander” auquel on a ajouté le suffixe -or (qui indique généralement l’”acteur du verbe d’action”). Il désigne dans la langue latin “celui qui commande“, par extension “celui qui commande l’armée“, donc un général.
” Imperator ” devient alors un titre qui honore le général victorieux. De nombreux généraux ont porté le titre d’imperator : Scipion l’Africain, Marius, Pompée… certains ont même reçu la distinction plusieurs fois. Ce sont les soldats du général en chef qui lui décernent le titre d’imperator, et non le “pouvoir en place” !
(Tête de Sylla. Texte : “MAG.PIVS. IMP.ITER” (IMP.ITER : imperator deux fois).)
(pour en savoir plus sur le sujet, nous vous conseillons la lecture de Combes (R.). Imperator. Recherches sur remploi et la signification du titre d’Imperator dans la Rome républicaine sur Persée). On notera qu’aucun n’est aujourd’hui désigné sous le titre d’empereur.
Le nom “imperium, i (n.)” qui y est associé flirte parfois par association d’idée de pouvoir politique, mais un “imperator” est uniquement investi du pouvoir de décision dans le cadre strict de l’armée jusqu’à l’époque de Jules César.
Wikipedia, article 'empereur'
Selon Suétone, Jules César, général victorieux, décidera de choisir “imperator” prénom (cognomen). Il n’y a toutefois aucune preuve que l’auguste conquérant de la Gaule ait abusé de ce titre.
Non content d’accepter des honneurs excessifs, comme le consulat répété, la dictature et la censure des moeurs à perpétuité, sans compter le prénom d’imperator, le surnom de Père de la patrie, une statue parmi celles des rois, une estrade dans l’orchestre, il souffrit encore qu’on lui en décernât qui dépassent la mesure des grandeurs humaines. (…)
Suétone, Jules César, 76
Jules César tout imperator qu’il était, n’était donc pas empereur ! Par contre Imperator est son prénom (qui d’ailleurs, n’a jamais été Jules, mais ça nous y reviendrons sûrement plus tard !)
La notion “d’Imperator” en latin, après Jules César
Si Gaffiot concède une ou deux occurrences d’imperator dans le sens que nous donnons actuellement au nom “empereur”, c’est parce que dès l’époque d’Auguste le sens du titre “imperator” va connaître un glissement. Le titre d’imperator est progressivement réservé aux seuls empereurs. Après Tibère, la proclamation comme imperator devient même l’acte d’accession au titre impérial. Si des troupes proclament imperator un général qui n’est pas empereur, cela revient à une révolte contre l’empereur en place.
Les empereurs prennent pour prénom “Imperator”. Un tel lien entre l’empereur et l’imperator sont certainement à l’origine de la confusion.
Wikipedia, article 'empereur'
A noter que de nombreux empereurs, à l’instar d’Auguste, se choisiront “Caesar” comme deuxième prénom (“praenomen”) et en complément d’ ‘”imperator”, en hommage à César, grand oncle et modèle d’Auguste, premier princeps de Rome.
C’est dans cet esprit que Suétone, historien romain, rédigera sous le Haut-Empire un résumé de la vie de César lui-même et des 11 empereurs qui suivirent, De vita duodecim Caesarum libri VIII, passé en français sous le titre de la vie des 12 Césars…
De ‘Imperator” à empereur
Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales fait arriver le mot “empereur” dans la langue française en 1050, comme un emprunt (évident) au latin “imperator”.
En 1694, le Dictionnaire de l’Académie Française donne déjà en premier sens du mot “empereur” celui que nous lui réservons encore aujourd’hui : “Monarque, Chef souverain d’un Empire.“, tout en rappelant qu’il a un sens différent dans un contexte antique : “Empereur en parlant des temps de la République Romaine, se prend quelquefois pour un éloge & un titre d’honneur que les soldats donnoient à un Général d’armée après le gain d’une bataille, ou après quelque autre grand exploit.”
Le Littré au 19ème siècle reste attaché au sens originel du mot “imperator” qu’il cite en premier, mais c’est bien illusoire, puisque de toutes les acceptions du terme latin, c’est surtout celle est liée au pouvoir politique (la plus mineure, donc), qui sera avec le temps retenue !
Et en fait de pouvoir politique, si César a contribué à agrandir l’ “empire romain” (au sens territorial), il n’a jamais été empereur (= dirigeant d’un empire au sens politique). Il fut tout au plus dictateur à vie.
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