“Scipion l’Africain & Hannibal Barca”
Pour celles et ceux qui n’auraient pas encore découvert ce manga, voici quelques éléments pour exposer ses fondements.
La première planche permet d’enchâsser la quasi totalité du récit suivant (on ne retrouvera toutefois ce récit-cadre qu’à la page 53) dans les mémoires d’un vieil homme, ce qui crée les conditions d’un certain suspense lié à la rétrospection : tous les épisodes à suivre sont destinés à démontrer la validité, pour Rome, de l’expression “per aspera ad astra” – l’ensemble des souffrances et des dangers qui ont permis aux Romains de “toucher du doigt la gloire” et d'”embrasser la victoire”. Ces mots reviendront à plusieurs reprises dans le récit, tantôt en parlant de Rome, tantôt à propos de Carthage. Ainsi, p. 92, Hannibal adresse-t-il ces mots à Magon : “Ne crains pas les épreuves. Car au-delà des difficultés se trouve le ciel.” Cette attribution de l’expression à un Carthaginois qui la fait sienne rend bien compte de l’objectif du scénariste : il ne s’agit pas, comme ont pu le faire les historiens antiques (romains, ou assimilés…), de retracer l’histoire de Rome en la mettant seule en valeur, mais d’attribuer un égal mérite aux deux brillants adversaires qu’ont été et Scipion l’Africain et Hannibal. Il s’agit d’un objectif plutôt réussi, d’ailleurs : de même que le général carthaginois en vient à apprécier la supériorité de son égal romain, et qu’inversement Scipion admire le talent d’Hannibal, de même, le lecteur se prend peu à peu à être fasciné par l’un et l’autre personnages.
Tout commence dès les premières pages… La naissance du “monstre assoiffé de vengeance” (qui deviendra bien plus que cela par la suite !) nous est présenté sous un double jour : divin, d’une part, humain, de l’autre. Si le bébé Hannibal apparaît, au cours de la cérémonie du sacrifice d’enfants – traditionnellement associée à Carthage malgré le désaccord des historiens – comme choisi par le dieu Baal, le scénariste met surtout en valeur, dès ce premier volume, les capacités supérieures du garçon (intellectuellement et émotionnellement) : dès la p. 12, sous les yeux stupéfaits de son père, assistant à la défaite des îles Égates (un tournant dans la première guerre punique : voir le tableau infra), Hannibal garantit que la guerre est désormais perdue pour Carthage et n’en perd pas son sang-froid ; il manifeste avec brio sa compréhension de la stratégie et des intérêts de l’adversaire ainsi que sa connaissance fine des ressources puniques et des enjeux du conflit – dont la cause n’est autre, selon lui, que l'”aveuglement par l’avidité” des deux adversaires, auquel il n’adhère pas. Il n’a que six ans…
Quelques jours plus tard, c’est son courage qui est mis en avant : lorsque le traité imposé par Rome humilie les Carthaginois, le garçon n’hésite pas à se moquer du légat, bien certain que ce dernier est en train de causer, malgré lui, les conditions d’une victoire punique future – une nouvelle arme réside entre leurs mains, selon lui : “la folie de ceux qui ont tout perdu” – et celles, bien plus proches du sursaut des Carthaginois, aptes à faire naître ce sentiment. Une fois de plus, son génie stratégique, son observation fine de son environnement, sa capacité à anticiper précisément les réactions des personnes qui l’entourent éclatent au grand jour. Il n’a que six ans…
Parallèlement, l’épisode suivant nous montre la naissance de Scipion fils, de celui qui seul sera “capable de rivaliser avec le monstre”. Cette naissance est aussi placée sous le signe des dieux, et un épisode de sa jeunesse (une habile manoeuvre lors d’un jeu d’osselets) va tôt permettre au lecteur de comprendre qu’il est l’égal d’Hannibal… En outre, on sent bien à quel point il se distingue de l’ensemble des autres Romains, par sa manière de raisonner. C’est un trait de caractère qui constituera un enjeu majeur dans les épisodes suivants. “Les certitudes, le sens commun, ce ne sont que des barrières qui limitent les possibilités et entravent le jugement.”
C’est bien, avant tout, l’histoire de ces deux personnages exceptionnels que ce manga veut raconter : non pas l’histoire individuelle de chacun d’eux, mais l’interaction du chemin que chacun a pris d’abord séparément avant que leur lien devienne insécable. À celle-là s’ajoute l’histoire d’une amitié : celle du chevalier Scipion avec un fantassin Caius Laelius, appelé à devenir aussi l’un des protagonistes du récit.
Un projet particulièrement réussi
Le récit, pour parvenir à cet objectif, remplit les quelques blancs que l’Histoire a laissés : loin de constituer un cours sur la seconde guerre punique, bien qu’il soit particulièrement fidèle à ce que nous savons de son déroulement, il ajoute la part d’intimité de la vie de ses deux héros, nous laissant le côtoyer dans son quotidien, dans ses doutes et dans ses certitudes. Le tout, avec un respect pour les realia et une grande attention portée sur les causes et les motivations de chaque événement. Mihachi Kagano s’est documenté avec un grand professionnalisme pour établir cette fresque précise, comme il tient à le signaler dans la page finale des différents volumes, où il aime faire le point sur les éléments historiquement attestés qui lui ont servi de points de départs.
L’ensemble est ainsi très vivant et se lit avec un grand plaisir. La clarté du récit (qui suit généralement la chronologie du conflit romano-punique, avec très peu d’analepses) et le souci de la précision pour certaines réalités techniques romaines expliquées dans des notes de bas de page, le rendent accessibles aussi à un public plus jeune – d’ailleurs, les élèves de mon collège raffolent de cette série, si j’en crois les deux documentalistes ! De même, cartes et schémas de bataille viennent faciliter la compréhension des épisodes délicats et ne nécessitent pas une connaissance préalable de la seconde guerre punique. Par exemple, à l’aube de la bataille de Cannes :
Enfin, malgré la qualité de mes scans, le résultat graphique est très convaincant, et certaines planches sont même exceptionnelles. En somme, il s’agit d’ouvrages dont je ne saurais trop vous recommander la lecture !
Déroulement historique
Pour ceux qui souhaiteraient utiliser en cours cette série ou en suggérer une lecture plus ou moins ciblée dans le cadre d’une séquence sur les guerres puniques, voici un tableau récapitulant les correspondances entre les chapitres et les différentes étapes historiques abordées :
vol. | épis. | titre | date | événement |
LA PREMIÈRE GUERRE PUNIQUE (264-241) | ||||
I | 1 | “La naissance d’un monstre” | mars 241 | Bataille des îles Égates (Sicile) : victoire romaine de Caius Lutatius Catulus. |
Traité de Lutatius : conclusion de la paix entre Rome et Carthage (le Sicile est soumise à Rome). | ||||
L’ENTRE-DEUX-GUERRES | ||||
241-237 | Guerre inexpiable : Carthage contre ses propres mercenaires (victoire d’Hamilcar, qui extermine les révoltés). En 238, Rome en profite pour ajouter à l’humiliation de Carthage : le traité de 241 est modifié (Rome récupère la Sardaigne et la Corse, notamment). Par suite, début de l’expansionnisme carthaginois en Hispanie. | |||
2 | “L’affront de Carthage | 219 | Siège de Sagonte, alliée de Rome, par Hannibal Barca : la ville est prise et pillée. | |
LA DEUXIÈME GUERRE PUNIQUE (218-202) | ||||
3 | “L’éveil du jeune lion” | 218 | Hannibal franchit les Pyrénées et parvient en Gaule | |
sept. 218 | L’armée des frères Publius et Cnaeus Cornelius Scipion ne parvient pas à intercepter Hannibal au niveau de Massilia ; Publius fait demi-tour et son frère part combattre les légions carthaginoises laissées en Hispanie. | |||
4 | “Remous” | nov. 218 | Hannibal a achevé sa traversée des Alpes. | |
5 | “La rencontre” | Bataille du lac Tessin (vers Milan) : défaite de Publius Cornelius Scipion. | ||
6 | “Stratégie” | |||
II |
7 |
“L’autre consul” | déc. 218 | Bataille de la Trébie : défaite des deux consuls Publius Cornelius Scipion et Tiberius Sempronius Longus, arrivé en renfort. |
8 | “La bataille de la Trébie” | |||
9 | “La bataille de la Trébie – frondes et éléphants” | |||
10 | “La bataille de la Trébie – la tactique du monstre” | |||
11 | “La bataille de la Trébie – la ruse du génie” | |||
12 | “Le héros sacrifié” | juin 217 | Bataille du lac Trasimène : défaite du consul Caius Flaminius Nepos. | |
Quintus Fabius Maximus est nommé dictateur par le sénat. | ||||
III | 13 | “Un sinistre présage” | 2nd semestre 217 |
Quintus Fabius Maximus met en place une nouvelle tactique vis-à-vis d’Hannibal : la temporisation (refus de la bataille, incendie des terres susceptibles de ravitailler les Carthaginois…) pour user l’ennemi, qui lui vaudra son surnom de Cunctator. Il rencontre l’opposition de son maître de cavalerie, Marcus Minucius Rufus. |
14 | “Flegme et tactique” | |||
15 | “Les guerriers” | |||
16 | “En Campanie” | |||
17 | “Les monstres” | |||
18 | “Le véritable monstre” | |||
19 | “Plébéiens et patriciens” | |||
IV |
20 | “Minucius le dictateur” |
Défaite de Minucius face à Hannibal ; il est sauvé in extremis par Fabius Maximus. | |
21 | “Erreur tactique” |
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22 | “Amitié contre fierté” |
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23 | “La sagesse de Rome” |
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24 | “Réconciliation” | |||
25 | “Campagne électorale” |
fin 217 / début 216 | ||
V | 26 |
“Avant la tempête” |
216 | Élection au consulat de Lucius Æmilius Paullus (Paul-Émile) et Caius Terentius Varro (Varron). Fin définitive de la stratégie de temporisation. |
27 | “Veille de bataille” | juillet-août 2016 | Bataille de Cannes : les huit légions des consuls Varron (qui parvient à s’échapper) et Paul-Émile (tué) sont défaites le 2 août ; c’est un massacre sans précédent. | |
28 | “La bataille de Cannes – 1” | |||
29 | “La bataille de Cannes – 2” | |||
30 | “La bataille de Cannes – 3” | |||
31 | “La bataille de Cannes – 4” | |||
VI |
32 | “La bataille de Cannes – 5” | ||
33 | “La bataille de Cannes – 6” | |||
34 |
“La bataille de Cannes – 7” | |||
35 |
“Après la bataille” |
août 216 | Hannibal ne tente pas de marcher sur Rome, malgré l’insistance de Maharbal (“Tu sais vaincre, mais tu ne sais pas profiter de la victoire !”) ; il attend des renforts de la part de Carthage. | |
36 |
“Chacun sa route” |
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37 |
“Barbarie” |
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38 |
“Le guerrier” |
Hannibal part en direction de Capoue pour attendre les renforts. | ||
VII |
39 |
“Capoue, cité alliée” |
Capoue ouvre ses portes à Hannibal, malgré son alliance à Rome, ce qui conduit d’autres cités voisines à faire de même. Cependant, Nola et Naples résistent. | |
40 |
“La carrure d’un général” |
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41 |
“Vengeance” |
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42 |
“La bataille de Nola” |
Première bataille de Nola : échec d’Hannibal devant les troupes de Marcus Claudius Marcellus. | ||
43 |
“L’empreinte de Scipion” |
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44 |
“La solitude d’un chef” |
fin 216 | Philippe V de Macédoine envisage une alliance avec Hannibal. Difficultés d’Hasdrubal en Hispanie face aux légions de Cnaeus et Publius Cornelius Scipion. Le sénat carthaginois refuse d’accorder à Hannibal les renforts qu’il demande par l’intermédiaire de son frère Magon ; celui-ci est envoyé rejoindre Hasdrubal avec des renforts. | |
début 215 | De modestes renforts carthaginois parviennent à Capoue. | |||
45 |
“Une mission de confiance” |
Projet d’alliance entre Philippe et Hannibal (suite). | ||
VIII |
46 |
“Nola, avant la bataille suivante” |
printemps 215 | Deuxième bataille de Nola : nouvel échec carthaginois devant les troupes de Marcus Claudius Marcellus. |
47 |
“Lances contre armes de jet” |
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48 |
“Le brave et le pleutre” |
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49 |
“Le génie de Syracuse” |
212 | Bataille de Syracuse, où le nouveau souverain, Hiéronyme, successeur de Hiéron, a mis fin à l’alliance avec Rome pour s’associer avec Hannibal ; il bénéficie de l’aide d’Archimède et de ses précieuses inventions pour lutter contre Marcus Claudius Marcellus. Victoire romaine ; mort d’Archimède. | |
50 |
“L’infiltré” |
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51 |
“Probabilités” |
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IX |
52 |
“La fin d’un génie” |
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53 |
“La menace approche” |
211 |
Siège de Capoue par les Romains. Hannibal se décide à attaquer Rome ; “Hannibal ad portas“. Échec carthaginois. Rome prend Capoue et la punit sévèrement pour sa trahison. | |
54 |
“Le premier pas” |
Défaite de Publius et Cnaeus Cornelius Scipion en Hispanie contre les troupes carthaginoises alliées aux Numides de Massinissa. | ||
Publius Cornelius Scipion, le fils du précédent, est nommé proconsul et envoyé en Hispanie pour combattre les forces carthaginoises. Il s’installe à Tarragone. | ||||
55 |
“Un nouveau chef” |
printemps 209 |
Bataille de Carthagène : victoire romaine. | |
56 |
“Pleine lune” |
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57 |
“Les hommes changent” |
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X | 58 | à suivre… |
Merci à l’éditeur, qui nous a fait parvenir les premiers volumes de cette série.
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