La ruse d’Hannibal à la bataille de l’Ager Falernus en Campanie (217 avant JC) : un épisode clé de la deuxième Guerre punique

 

La ruse d’Hannibal à la bataille de l’Ager Falernus en Campanie (217 avant JC) : un épisode clé de la deuxième Guerre punique

 

Source des images : scène des boeufs : https://fr.pinterest.com/pin/447263806724669803/ ;
portrait d’Hannibal : article d’Arrête ton char (2013)

 

Nous allons nous projeter ici dans l’histoire romaine. Le présent article est issu d’une recherche menée dans le cadre du cours de latin « 4ème année, approche littéraire de textes » dispensé à l’Association Philotechnique (organisme d’éducation populaire pour adultes, basé dans le 5ème arrondissement de Paris) par Mme Marion Boyer, professeure agrégée de lettres classiques en retraite.

 

L’avant-dernière leçon (la n°20) de L’Initiation à la langue latine et à son système de Simone Deléani et Jean-Marie Vermander est construite autour d’extraits du Livre XXII du Ab Urbe condita, l’Histoire romaine de Tite-Live. Afin d’éclairer à la fois le texte d’étude et de la version de cette leçon, il est apparu utile de préciser leur contexte historique, celui de la deuxième Guerre punique entre les batailles du Lac Trasimène et de Cannes, ainsi que le déroulement des opérations militaires qui ont conduit, en septembre 217 avant JC, à la bataille de l’Ager Falernus en Campanie.

 

L’épisode de la deuxième Guerre punique qui est narré par Tite-Live au Livre XXII, 15 à 17 du Ab Urbe condita se déroule en Campanie, à l’été et à l’automne 217 avant JC, entre les deux batailles du Lac Trasimène (20 juin 2017), qui coûte 15 000 morts et 15 000 prisonniers romains, et de Cannes (2 août 216), qui se solde par la mort de 70 000 soldats romains et alliés et la capture de 10 000 autres. Les Romains avaient déjà enregistré auparavant, en décembre 218, une sévère défaite à la Trébie, dans la plaine du Pô, alors qu’Hannibal avait franchi les Alpes avec son armée et plusieurs dizaines d’éléphants.

 

Source : https://www.larousse.fr/encyclopedie/images/La_deuxi%C3%A8me_guerre_punique/1011181

L’épisode ici étudié est retracé par le mouvement entre le lac Trasimène et Cannes, avec un itinéraire qui traverse en boucle la chaîne des Apennins, par le Samnium et en s’approchant de Capoue.

 

En juillet 217, devant la situation de péril créée par la lourde défaite subie lors de l’embuscade au bord du lac Trasimène, les comices centuriates eux-mêmes désignent Quintus Fabius Maximus comme dictator et Marcus Minucius Rufus en tant que magister equitum (maître de cavalerie). Afin d’éviter un nouveau désastre en bataille rangée, Fabius adopte la stratégie de la temporisation, qui lui vaudra son surnom de Cunctator, et la tactique de la terre brûlée.

 

Source : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/42/Via_Appia.jpg.
En jaune : le mouvement des troupes puniques de Vibinum en Apulie à l’Ager Falernus en Campanie.
En orange : la sortie ultérieure d’Hannibal vers le Samnium puis l’Apulie.

 

Alors qu’Hannibal se rend en Apulie par la côte adriatique, reconstituant ses forces et pillant les colonies romaines, Fabius fait marche vers la Campanie par la Via Latina qui emprunte l’intérieur des terres (alors que la Via Appia y mène en ligne droite par Tarracina). Fabius et Minucius, à la tête de quatre légions, se rapprochent des troupes carthaginoises à Vibinum, en Apulie, sans livrer bataille mais en contraignant Hannibal à gagner le Samnium, au cœur des Apennins. L’armée punique se déplace à Beneventum puis à Telesia, dans la riche vallée du Vulturne (Volturnus), fleuve côtier qui se jette en Campanie dans la mer Tyrrhénienne. Pendant ce temps, l’armée romaine la suit à distance en restant sur les hauteurs.

 

Les Carthaginois descendent ensuite dans la plaine de Campanie, à Casilinum (voisine de Capoue) puis dans l’Ager Falernus et à Sinuessa, sur la côte. À l’été 217, d’après Tite-Live, le mouvement d’Hannibal vers Casilinum s’explique par un quiproquo : l’objectif tactique était Casinum, sur la Via Latina, à l’entrée du Latium et en direction de Rome, mais les Carthaginois articulèrent mal le nom de la localité et l’éclaireur les dirigèrent plutôt à Casilinum, ce qui lui valut d’être crucifié.

 

Selon d’autres sources, Hannibal se rend en Campanie espérant que celle-ci bascule dans son camp, ce qui ne se produit pas encore ; le fait que des Romains conservent des troupes a pu jouer un rôle dissuasif à l’égard des alliés de Rome. Précisons aussi que l’épisode se situe un an avant celui des fameux « délices de Capoue », lorsqu’Hannibal emmènera son armée s’y délasser après la victoire éclatante qu’il aura remportée à Cannes.

 

Plaine fertile située au nord-est de Capoue et entourée de montagnes, l’Ager Falernus devient pendant plusieurs semaines le théâtre des opérations, même si Tite-Live relate que Minucius a été envoyé par Fabius pour renforcer au moyen d’un fortin et d’un détachement (praesidium) la défense de Tarracina.

 

Située sur la Via Appia, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Sinuessa, la cité côtière de Tarracina est en effet surplombée par une colline, à un endroit où le relief touche directement la mer. La prise éventuelle de Tarracina aurait pu permettre aux Carthaginois de se lancer en ligne directe vers Rome. Notons cependant que depuis la Campanie, Rome pouvait être atteinte plutôt par l’intérieur, en suivant la Via Latina, ce qui avait l’avantage d’une plus grande liberté tactique pour les Carthaginois.

Source : https://fr-ca.topographic-map.com/

 

Signalons aussi que l’Ager Falernus n’est guère éloigné des Furculae Caudinae (Fourches Caudines), ce col proche de Caudium entre la Campanie et le Samnium, à l’est de Capoue.

Un siècle plus tôt (en 321 avant JC), les Samnites y humilièrent l’armée romaine en la faisant passer sous le joug, comme du bétail, après sa lourde défaite. Cette région stratégique – la Campanie est un grenier à blé – au relief accidenté recèle un passé douloureux pour Rome.

Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_des_Fourches_Caudines

 

Fabius entreprend donc d’encercler l’armée punique en coupant les issues de l’Ager Falernus. Les troupes romaines investissent en particulier massivement le Mons Massicus, crête haute de près de 800 mètres qui verrouille l’accès vers le Latium à la fois par la Via Appia et la Via Latina.

En outre, un important détachement romain est positionné sur le Mons Callicula, qui au-dessus de Cales sépare l’Ager Falernus de la région d’Allifae, sur le Vulturne. Notons que la communication entre l’Ager Falernus et la vallée du Vulturne près d’Allifae est facilitée par des passages bas.

Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Latium_et_Campania.png

 

Hannibal fait piller allègrement l’Ager Falernus, dont l’opulence semble ne pas cadrer avec la description que fait Tite-Live d’une zone entre les rochers de Formies et les sables et étangs de Liternum, au milieu de forêts sauvages. Fabius se voit reprocher par Minucius d’abandonner à leur sort les autochtones, alliés des Romains.

Puis, en septembre 217, l’armée punique entend se rendre de nouveau en Apulie pour prendre ses quartiers d’hiver, ce qui implique de transiter par le Samnium mais Hannibal doit pour cela desserrer l’étau romain.

Source : Theodore Ayrault Dodge, Hannibal, Greenhill Books, Londres, 1994

 

ludibrium oculorum specie terribile ad frustrandum hostem commentus

… [Hannibal] inventa un stratagème propre à tromper les yeux par son aspect terrible, afin de duper l’ennemi…

Tite-Live, Ab Urbe Condita, XXII, 16, 6

 

Analyse de la citation :

  • commentus (est) : 3ème personne du singulier du parfait de comminiscor, eris, comminisci, commentus sum : imaginer (verbe déponent) ; ici, l’auxiliaire est élidé
  • ludibrium, i, n. : la moquerie ; complément d’objet direct du verbe
  • oculorum : génitif pluriel de oculus, i, m. : l’oeil ; complément du nom ludibrium
  • specie : ablatif singulier de species, ei, f. : l’aspect
  • terribile : adjectif épithète de specie, également à l’ablatif singulier de terribilis, e
  • terribile specie est complément de moyen
  • ad frustrandum : gérondif (accusatif) de frustro, as, are, aui, atum : abuser, tromper : pour duper
  • hostem : accusatif singulier de hostis, is, m. : l’ennemi, complément d’objet direct du gérondif

 

C’est alors que le général carthaginois met au point un habile stratagème pour désorienter l’armée romaine et éviter une intervention de la part de Fabius.

Une nuit, il fait accrocher des torches enflammées à deux mille bœufs qu’Hasdrubal lance, avec des troupes faisant diversion, en haut des collines de part et d’autre du défilé par lequel l’échappement est projeté (vers le nord-est).

Méfiant et fidèle à sa posture d’une prudente guerre d’usure, Fabius craint un engagement dans des conditions défavorables et ordonne de ne pas s’opposer aux mouvements des Carthaginois. De l’autre côté du théâtre d’opérations, dupé par la ruse, le détachement romain du Mons Callicula gagne les hauteurs, à la poursuite des signaux lumineux, laissant le champ libre au gros de l’armée punique.

Source : Theodore Ayrault Dodge, Hannibal, Greenhill Books, Londres, 1994. La diversion est figurée par les trajectoires oxen-driven

 

La surprise tactique et l’inaction romaine, bien anticipée par Hannibal, permettent ainsi aux Carthaginois de quitter sans encombre la cuvette de l’Ager Falernus, d’ailleurs par le même chemin qu’à l’aller : le défilé où le détachement des 4 000 soldats romains avait été positionné.

L’armée d’Hannibal peut ainsi atteindre l’Ager Allifanus, près d’Allifae dans le Samnium (cf. le trait orange sur la carte en page 2), puis Geronium en Apulie. Cette localité sera, fin 217, le siège de combats qui tourneront à l’avantage d’Hannibal, occasionnant la mort de près de 6 000 soldats romains. Les Carthaginois hiverneront dans le pays samnite, avant de redescendre en Apulie à l’été 216 où aura lieu la terrible bataille de Cannes.

 

En conclusion, l’armée romaine par sa posture défensive a globalement réussi à contenir Hannibal en Campanie, en prévenant le risque qu’il marche sur Rome mais sans pouvoir éviter son échappée vers le Samnium, manœuvre qui a rendu possible la bataille de Cannes l’été suivant.

 

Bibliographie pour aller plus loin :

  • Tite-Live, De urbe condita, Livre XXII, Chapitres 15-16, Presses universitaires de France, 1966
  • Polybe, Histoires, Livre III, 87-94, Les Belles Lettres, Paris, 2004 (source très bien documentée)
  • Khaled Melliti, Carthage : histoire d’une métropole méditerranéenne, 6ème Partie, Chapitre 3, Éditions Perrin, Paris, 2023
  • Jean Malye (dir.), La véritable histoire de Carthage et de Hannibal, La deuxième guerre punique (cf. pages 227-236), Les Belles Lettres, Paris, 2007
  • Yann Le Bohec, Histoire militaire des Guerres puniques, Partie IV, Chapitre 4, Éditions du Rocher, Paris, 1996
  • Christophe Burgeon, Hannibal, Partie II, Chapitre V, Ellipses, Paris, 2023
  • Theodor Mommsen, Histoire romaine, Livre troisième, Chapitre V, Éditions Robert Laffont, Paris, 1985
  • Theodore Ayrault Dodge, Hannibal, Chapitres XXIII et XXIV, Greenhill Books, Londres, 1994 (analyse tactique la plus précise)
  • Le portrait d’Hannibal publié par Arrête ton char (2013)
  • Vidéo en anglais : https://history-maps.com/story/Second-Punic-War/event/Battle-of-Ager-Falernus
  • Article Wikipedia en anglais : https://en.wikipedia.org/wiki/Battle_of_Ager_Falernus

 

Et à propos de l’Association Philotechnique, basée dans le 5ème arrondissement de Paris, qui propose une offre très large de cours pour adultes : la page d’accueil de son site internet ; les cours de latin ; les cours de grec ancien ; les cours de connaissance des civilisations (notamment grecque) ; les cours d’histoire (parmi lesquels plusieurs d’histoire antique).

 

Laurent Caillot

A propos Laurent Caillot

Amateur autodidacte des langues et cultures de l'Antiquité, parallèlement à mon métier d'inspecteur général des affaires sociales

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