Maxime Cambreling est un professeur de lettres classiques passé par l’école du Louvre, le musée du Louvre et le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) avant d’enseigner au collège Camus de Bayonne. Il est en outre mon référent numismatique !
Après les premiers épisodes de cet été 2024, je vous propose de continuer à mettre en lumière cet automne les publications qu’il a partagées avec nous sur les réseaux dans cette chronique baptisée NUMISmythique. De quoi s’agit-il ? De numismatique, l’étude des pièces de monnaies, et des mythes, ces histoires passionnantes qui fondent la culture antique.
Je vous souhaite de belles découvertes lors de ce rendez-vous du dimanche !
Julie Wojciechowski
Cette fois, nous allons voyager de la numismatique à la sculpture et d’Athènes à Rome.
La génisse de Myron (bucula ex aere Myronis (Cic. Verr. 2, 4, 135), une œuvre star du Vème siècle grec et ses échos dans la numismatique romaine.
Ou “quand Cicéron, Properce, Pline l’Ancien, Ausone et Procope éclairent des monnaies romaines”.
Ou encore “quand le Forum était littéralement un Campo Vaccino”
*
Des aurei d’Auguste d’une très grande qualité de gravure montrent des portraits exceptionnels d’Auguste tête nue à l’avers, et une vache incroyablement réaliste au revers, sans autres inscriptions que CAESAR à l’avers et AVGVSTVS au revers.
La tradition numismatique attribuait ces monnaies à un atelier grec oriental, mais sans autre critère que la qualité de la gravure qu’on considérait comme nécessairement grecque et qu’on a même parfois rapproché de Dioscoride, graveur le plus réputé de l’époque et qui a même réalisé le portrait d’Auguste pour son sceau personnel.
Cependant, cette attribution est remise en cause : les graveurs grecs sont nombreux dans tout le monde romain, et en particulier à Rome, au plus près du pouvoir. Jean-Baptiste Giard soulève la légèreté de l’attribution orientale. Et Jean-Marc Doyen rappelle que deux des rares exemplaires (sinon les seuls) dont la provenance archéologique est connue ont été trouvés dans l’Eure et la Haute-Vienne.
Ces monnaies pourraient avoir été frappées à Lyon, avec des coins gravés à Rome (ou à Rome même ? mais à l’époque, on n’y frappe pas de monnaies d’or), à l’occasion de l’installation à Rome d’œuvres de Myron par Auguste, devant le temple d’Apollon palatin. (J’ai vu là, plus beau que le dieu lui-même, un Phébus de marbre, la lyre silencieuse et la bouche ouverte pour chanter ; tout autour de l’autel, de belles bêtes de Myron, quatre bœufs, vivantes statues. [atque aram circum steterant armenta Myronis / quattuor artificis, uiuida signa, boues.] Properce, II, 31) On se demande néanmoins comment elles peuvent être quatre… (à moins qu’on ne considère avec Procope qu’il y avait plusieurs bovins, dont au moins un taureau, d’autres sculpteurs grecs célèbres, la vache de Myron en étant la plus célèbre).
*
Vespasien les fit déplacer dans le temple de la Paix, comme nous l’apprend Procope dans un passage croustillant et prophétique (que je mettrai plus bas).
On ne s’étonnera pas, donc, de voir la génisse réapparaître sur les monnaies de Vespasien. Mais les graveurs n’ont pas le talent de ceux d’Auguste.
Et 36 épigrammes de l’Anthologie grecque (née de la redécouverte en 1606 à Heidelberg d’un manuscrit byzantin du Xème siècle où Constantin Céphalas rassemblait des épigrammes grecques antiques) lui sont consacrées ! Une véritable icône ! Que l’on connaît aussi par des copies de marbre d’époque romaine, et qui ressemblent de façon frappante à nos aurei romains. Une œuvre archi célèbre dans l’Antiquité mais beaucoup moins aujourd’hui.
*
Myron (première moitié du Vème avant JC) est surtout aujourd’hui célèbre pour son Discobole. Mais à l’époque romaine, beaucoup de ses œuvres étaient renommées et pouvaient être admirées même à Rome.
Myron, né à Eleuthères [en Attique], et lui-même élève d’Agéladas, est devenu fameux surtout par sa génisse, célébrée dans des vers fort connus ; car la plupart du temps on doit moins sa renommée à son propre génie qu’à celui des autres. Il a aussi fait un chien, un discobole, un Persée, des scieurs, un Satyre admirant des flûtes, une Minerve, des pentathles aux combats de Delphes, des pancratiastes, un Hercule auprès du grand Cirque, dans la maison du grand Pompée. Erinna nous apprend par ses vers qu’il avait fait un monument à une cigale et à une sauterelle. (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, « Du cuivre », XVII)
On consacra en effet des vers à l’œuvre de Myron, mais surtout à sa vache ou génisse, qui avait fait l’orgueil d’Athènes.
Eh ! quelle somme pourrait déterminer les habitants de Rhegium, aujourd’hui citoyens romains, à céder leur Vénus de marbre ; et les Tarentins, leur statue d’Europe enlevée par un taureau, le Satyre qu’ils ont dans leur temple de Vesta, et leurs autres chefs d’œuvre ? A quel prix les Thespiens mettraient-ils le Cupidon qui seul attire les curieux dans leur ville ? les Cnidiens, leur Vénus de marbre ? ceux de Cos, le tableau de cette même déesse ? Éphèse, son Alexandre ? Cyzique, son Ajax ou sa Médée ? Rhodes, son Ialysos ? Athènes, son Dionysos de marbre, son tableau de Paralos, ou la fameuse génisse de Myron ? Il serait long, autant qu’inutile, de dénombrer ici toutes les choses qui sont à voir dans chacune des villes de l’Asie et de la Grèce. Ce que j’en ai cité n’est que pour faire concevoir combien sont douloureusement affectés ceux à qui on enlève de si précieux ornements. (Cicéron, Seconde action contre Verrès, IV, sur les statues, où le nom de Myron est mentionné 5 fois !). J’ai toujours trouvé ce passage super vertigineux, parlant d’œuvres célèbres pour l’essentiel perdues.
Copie en marbre de la statue en bronze de la génisse par Myron,
aujourd’hui exposée dans le Palais des conservateurs à Rome
Cette génisse de Myron, une fois à Rome, continua de susciter l’admiration.
En plus des 36 épigrammes grecques de l’Anthologie, ce n’est pas moins de 10 épigrammes que le bordelais Ausone lui consacra, en latin, au IVème siècle, plus de 800 ans après sa réalisation.
LVIII. Sur la génisse d’airain de Myron.
JE suis la génisse que le ciseau créateur de Myron sculpta en airain ; et je ne crois pas qu’il m’ait sculptée, il m’a créée vivante. Car le taureau me poursuit, la génisse s’approche et mugit, et le veau que presse la soif s’en vient à nos mamelles. Tu t’étonnes que le troupeau s’y trompe ? mais le maître du troupeau lui-même me compte souvent au nombre des génisses qui paissent.
LIX. Sur la même génisse.
POURQUOI, jeune veau, tourmenter les froides mamelles d’une mère d’airain, et demander au métal un lait savoureux ? Du lait, je pourrais t’en donner, si Dieu eût préparé le dedans de mon corps comme Myron en a disposé le dehors.
LX. Même sujet. A Dédale.
POURQUOI, Dédale, épuiser ton art à façonner une vaine image ? C’est en mon sein plutôt qu’il faut enfermer Pasiphaé. Si tu veux lui donner les attraits d’une vache véritable, la vache de Myron t’offre un vivant modèle.
LXI. Même sujet. C’est la génisse qui parle.
Tu t’abuses, jeune veau, qui explores ainsi nos flancs. La main de l’artiste n’a point donné de lait à ces mamelles.
LXII. Même sujet.
BOUVIER, fais paître plus loin tes troupeaux, je t’en conjure ; tu pourrais emmener avec tes bœufs l’airain de Myron, comme s’il était en vie.
LXIII. Même sujet.
EN me voyant, le veau mugira de joie ; le taureau amoureux se jettera sur moi, et le pâtre me poussera devant lui avec son troupeau.
LXIV. Sur la même génisse.
LA vache d’airain de Myron pourrait mugir ; mais elle craint d’atténuer le mérite de l’artiste. Car il est plus difficile de donner l’apparence de la vie que la vie elle-même ; et ce ne sont point les œuvres de Dieu qui étonnent, mais les œuvres de l’artiste.
LXV. Même sujet. C’est la génisse qui parle.
JE n’étais qu’une vache d’airain ; mais une génisse fut immolée à Minerve, et la déesse fit passer en moi le souffle qu’avait exhalé la victime. Et maintenant je suis double : en partie d’airain, en partie animée ; on reconnaît la main de l’artiste, et la main de la déesse.
LXVI. A un taureau. C’est la génisse qui parle.
POURQUOI, taureau, te préparer à l’amour ? L’apparence te trompe : je ne suis pas la machine de Pasiphaé.
LXVII. Sur la même génisse du sculpteur Myron.
AVANT le coucher du soleil, mais déjà vers le soir, un pâtre reconduisait ses vaches au logis : comme il en oubliait une, il voulait m’emmener, me croyant des siennes.
LXVIII. Même sujet.
UN pâtre un jour perdit une génisse. Forcé de rendre le compte, il se lamentait en disant que c’était moi qui manquais, et que je n’avais pas voulu suivre les autres.
Ce motif des animaux trompés par le réalisme des œuvres des grands artistes est un véritable topos de l’Antiquité (cf. V. Naas, Anecdotes artistiques chez Pline l’Ancien) à la Renaissance (cf. Vasari). Il confine ici au gag : un bœuf aurait tenté de saillir un taureau de bronze (alors que la génisse de Myron n’était pas loin).
Lorsque j’étais à Rome, j’entendis conter à un Sénateur, qu’au temps qu’Atalaric, fils d’une fille de Théodoric, régnait en Italie, un troupeau de bœufs ayant été amené au marché, qui est proche d’un temple qui fut autrefois frappé de la foudre, et que l’on appela le Temple de la Paix, un bœuf se sépara du troupeau, et monta sur un taureau de bronze qui est au milieu de la fontaine, et qui a autrefois été fait ou par Phidias l’Athénien, ou par Lysippe. Car il y a plusieurs ouvrages de ces deux excellents sculpteurs dans cette place publique. La vache de Myron y est aussi. C’était une ambition des anciens romains, d’embellir leur ville par les plus rares ornements de la Grèce. Il passa, dans ce moment, un paysan de la Toscane qui se mêlait de prédire l’avenir, comme plusieurs du même pays s’en mêlent encore, et qui assura, que quelque jour un eunuque soumettrait à sa puissance, le tyran de l’Italie. (Procope, VIII, 4, 21)
Maxime Cambreling
Vers le sommaire des articles NUMISmythique
Vers l’article d’Arrête ton char sur la sculpture grecque antique, qui évoque notamment la vache de Myron (au chapitre II-B consacré au premier classicisme)
Article mis en page par Laurent Caillot