On a testé pour vous : la conférence de la Nuit de l’Énergie de l’ENS sur la forêt gallo-romaine

 

Un thème original, à la croisée des lettres et des sciences

La conférence de Laure Laüt

L’École normale supérieure (ENS) a consacré sa Nuit 2024 (Festival sciences et lettres) au thème de l’énergie, le 20 septembre 2024. Parmi les séances entrant en résonance avec les langues et cultures de l’Antiquité, nous avons choisi de résumer la conférence sur la forêt gauloise : une source d’énergie inépuisable à l’époque romaine ?. Ce sujet encore relativement peu documenté est éclairé de manière très intéressante par Laure Laüt, maître de conférences en archéologie gallo-romaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’UMR 8546 « Archéologie et philologie d’Orient et d’Occident » (CNRS-PSL). Le présent article a été relu et enrichi avec soin par Laure Laüt, à laquelle je suis très reconnaissant.

 

Relief des Dendrophores, découvert à Bordeaux en 1838 et exposé au Musée d’Aquitaine dans cette ville). Porteur (φέρω : je porte, d’où les substantifs en -phore) d’arbre (τὸ δένδρον, ου : l’arbre), le dendrophore est un bûcheron, porteur de grumes, un charpentier ou un menuisier. Dans une acception plus spéciale, le dendrophore est un officiant dans les cérémonies des cultes de Cybèle et d’Attis, chargé de porter le pin sacré représentant le corps d’Attis après sa mort. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Relief_des_dendrophores-_Mus%C3%A9e_d%27Aquitaine.jpg

 

La forêt gallo-romaine, un sujet à défricher

L’historiographie de l’Antiquité a longtemps considéré la forêt gauloise comme omniprésente, particulièrement dense dans la Gaule « chevelue » conquise par Jules César. L’image d’Épinal du village gaulois d’Astérix environné d’épaisses forêts doit cependant être déconstruite à la lumière des découvertes archéologiques. Le paysage rural gaulois puis gallo-romain ressemblait beaucoup à nos campagnes actuelles et les antiques ont plutôt bien géré la ressource en bois entre le 2ème siècle avant JC et le 5ème siècle après JC. Le territoire a certes connu des défrichements importants, mais ceux-ci ont été amorcés dès le Néolithique et se sont amplifiés à partir de l’âge du Fer, donc bien avant l’arrivée des Romains.

Précisons aussi que la recherche sur la forêt antique est compliquée à plusieurs égards : caractère périssable du bois et rareté des mentions du sujet chez les auteurs de l’époque. La forêt en général et la sylviculture en particulier ne sont quasiment pas documentées. On en trouve quelques évocations tout de même chez Diodore de Sicile, Strabon, Lucain ou encore Pline l’Ancien.

Plus détaillé sur le sujet, César dans ses Commentaires sur la Guerre des Gaules cite d’importants massifs forestiers dans le nord-est de la Gaule, beaucoup moins dans le reste du territoire. Plus à l’aise pour manœuvrer en terrain découvert, les Romains se méfiaient des forêts. La description par Jules César de la vaste forêt hercynienne qui s’étend de l’Helvétie à la Dacie intervient un demi-siècle avant le massacre des légions de Varus par les Germains commandés par Arminius à Teutoburg.

« Ipse, cum maturescere frumenta inciperent, ad bellum Ambiorigis profectus per Arduennam silvam, quae est totius Galliae maxima atque ab ripis Rheni finibusque Treverorum ad Nervios pertinet milibusque amplius quingentis in longitudinem patet »

« Comme les blés commençaient à mûrir, [César] partit lui-même pour la guerre d’Ambiorix, par la forêt des Ardennes, qui est la plus grande de toute la Gaule, et qui, s’étendant depuis les rives du Rhin et le pays des Trévires jusqu’à celui des Nerviens, embrasse dans sa longueur un espace de plus de cinq cents milles »

Julii Caesaris Commentariorum de Bello Gallico, 6-29

 

L’archéologie fait feu de tout bois

L’archéologie du monde rural gallo-romain a recours aux prospections au sol, aériennes ou géophysiques pour obtenir des localisations d’habitat, de nécropoles, sanctuaires, de parcelles, d’enclos, etc. La recherche procède aussi en analysant les bois et charbons (xylologie – de τὸ ξύλον, ου : le bois), ou encore les pollens (palynologie) au moyen de carottages dans les zones humides (tourbières), puis de datations radiocarbone, pour reconstituer le paysage à une époque donnée.

Grâce au LiDAR (Light Detection And Ranging) un scanner laser aéroporté qui mesure la distance (télémétrie) en exploitant les propriétés de la lumière, la couverture végétale peut être effacée virtuellement, pour laisser apparaitre les reliefs conservés au sol, même sous d’épaisses forêts. Tout cela révèle que l’occupation des zones rurales était bien plus dense et la forêt plus clairsemée qu’on l’imaginait. Ainsi, un parcellaire gallo-romain a été découvert par LIDAR sous la forêt de Haye, entre Nancy et Toul (Meurthe-et-Moselle).

Source : photo aérienne et image issue des données laser d’un LIDAR faisant apparaître une ferme gallo-romaine et des parcelles de terre cultivée dans la forêt de Haye,  https://hal-lara.archives-ouvertes.fr/ONF-RDI/hal-00483007v1

Habitat gallo-romain dans le secteur de la boucle de la Moselle (notamment l’actuelle forêt de Haye), en Meurthe-et-Moselle. Source : https://theses.hal.science/RURLAND/hal-01067845v1

 

L’organisation de l’espace rural

A partir des bâtiments de leur villa, les Romains distinguaient plusieurs espaces : d’abord l’hortus (jardin potager ou d’agrément), puis l’ager (les champs cultivés), plus loin le saltus (ensemble des terres non cultivées : prairies, friches, zones humides, bois) et enfin la silva. Cette dernière, la forêt « profonde » était considérée comme un espace sauvage et plutôt inquiétant tout en faisant l’objet d’une exploitation.

Même si la densité de l’occupation peut varier d’un secteur à l’autre de la Gaule romaine, il faut imaginer globalement une ferme ou une villa à peu près tous les 500m ou tous les kilomètres et des paysages ruraux finalement assez proche des nôtres, parsemés de bâtiments, de champs, de prairies et de bois, comme le montre ci-dessous la restitution faite autour du site de Saint-Herblain en Loire-Atlantique (voir aussi : https://www.inrap.fr/sites/inrap.fr/files/atoms/files/st-herblain-bd.pdf)

Source : proposition d’évocation du site des Pellières près de Saint-Herblain (Loire-Atlantique) : https://journals.openedition.org/gallia/4656?lang=fr

 

Le bois, combustible aux multiples usages

  • Le bois dont on se chauffe

À côté des besoins liés aux matériaux de construction (qui ne faisaient pas l’objet de cette conférence), la société gallo-romaine dépendait du bois en tant que combustible, avant tout pour le chauffage, par brasero ou cheminée, dans les cuisines, les thermes et les demeures aristocratiques. A ce dernier sujet, la villa des Alleux à Taden (Côtes-d’Armor), fouillée par l’INRAP depuis 2005, fournit l’exemple d’un établissement luxueux doté d’un balnéaire  et de salles chauffées par la sol grâce au système de l’hypocauste (voir aussi cet article).

Reconstitution de la villa des Alleux à Taden (Côtes d’Armor) Source : https://villaegalloromaines.wordpress.com/wp-content/uploads/2013/04/alleux-reconstitution.jpg

 

Les thermes publics étaient de très importants consommateurs de bois de chauffe. Pour les thermes de Barbara à Augusta Treverorum (Trèves, en Allemagne), les plus grands au Nord des Alpes, la consommation est estimée à 7 tonnes de charbon soit 35 tonnes de bois par jour, pour alimenter pas moins de 27 chaudières.

 

  • Zoom sur les artisanats du feu

Des activités encore plus gourmandes en bois étaient celles des artisanats du feu : tuiliers, potiers, verriers, métallurgistes, chaufourniers… Ces artisans exerçaient préférentiellement près des zones boisées car ils se rapprochaient du combustible. L’artisanat rural pouvait être structuré : dans les Grands Causses, il existait des groupements d’artisans comme à la Graufesenque (près de Millau) qui produisaient de grandes quantités de céramiques sigillées (de sigillum, i, n. : le sceau) dans des fours collectifs pouvant contenir jusqu’à 40 000 pièces par fournée. Le pin sylvestre appelé à y être brûlé, était, une fois abattu par les bûcherons, descendu par schlittage puis par flottage jusqu’aux ateliers de potiers. Les résiniers, quant à eux, restaient en forêt où ils récupéraient les branches non utilisées pour fabriquer de la poix (cf. aussi pour aller plus loin : https://books.openedition.org/pufc/8433).

Poteries sigillées de la Graufesenque. Source : https://musees-occitanie.fr/oeuvre/ceramiques-sigllees-gallo-romaines-de-la-graufesenque/

 

La métallurgie du fer est la plus consommatrice de toutes. Ainsi, un atelier sidérurgique du Latté à Oulches (Indre) au 4ème siècle après JC, à l’ouest d’Argentomagus était doté de deux fours, le premier pour réduire le minerai le fer et le second pour produire du charbon. Le four à charbon avait une capacité de 3 stères de bois pour produire 360 kg de charbon de bois. Cet atelier a fonctionné durant moins de trente ans, peut-être jusqu’à ce que la ressource en bois environnante (chêne et hêtre notamment) soit épuisée et qu’il faille chercher une autre localisation pour prendre le relais. Autour de l’atelier, il faut imaginer une gestion de la forêt en taillis sous futaie. La région comportait plusieurs dizaines d’ateliers, probablement situées eux aussi en forêt.

Répartition des ferriers (1) et des gisements de minerai de fer (2 : minerai de fer ; 3 : minerai pisolithique) autour d’Argentomagus. Source : https://hal.science/hal-01902610

 

  • Le bois dont on fait les bûchers

Enfin, signalons que les bûchers funéraires contribuaient à la consommation de combustible bois, à raison de 200 à 300 kg par crémation. Or la société gallo-romaine recourait massivement à l’incinération, avant que l’évolution des mentalités ne fasse pencher pour l’inhumation, dans l’Antiquité tardive. L’étude des charbons de bois issus de ces combustions dans une dizaine de lieux du Sud-Est de la France a révélé que les essences utilisées étaient surtout d’origine locale.

Pour aller plus loin, thèse sur le bûcher funéraire dans l’Antiquité : une approche archéologique, bioarchéologique et historique d’après l’étude des structures de crémation en Gaule méridionale : https://theses.fr/2014LEMA3006

 

Une gestion durable de la ressource ?

Compte tenu de ces usages, auxquels s’ajoutait la construction, est-ce que la ressource forestière a été bien gérée en Gaule romaine ? Plutôt oui, d’après les archéologues. Chaque domaine structuré par une villa disposait d’étendues boisées. On rencontrait toutefois déjà les problèmes de gestion de la ressource provoqués par une forte pression anthropique. Les zones en tension se situaient aux abords des villes : les nécropoles, les quartiers artisanaux et les grands établissements thermaux induisaient une forte demande de combustible et quand le bois n’était plus disponible aux alentours, il fallait parfois le faire venir de loin, comme on le suppose pour la Colonia Agrippinensis (Cologne sur le Rhin en Allemagne).

La métallurgie sollicitait certes beaucoup les forêts ; toutefois, comme on l’a vu, les ateliers pouvaient être amenés à changer régulièrement de localisation. Il n’existait pas de législation sur la gestion de la ressource en bois mais l’administration impériale contrôlait de véritables districts métallurgiques, comprenant des mines, des ateliers et les forêts qui les entouraient.

A partir du 3ème siècle après JC, les crises militaires, politiques, économiques et démographiques ont amené une reprise de la couverture forestière, comme en attestent les analyses de pollen et de charbon à peu près sur l’ensemble de la Gaule.

Le territoire gallo-romain ne consistait pas seulement en une constellation de villes raccordées entre elles par le réseau routier, les campagnes y jouaient aussi un rôle crucial. La conférence de Laure Laüt a le mérite de mettre davantage en visibilité la ruralité antique en capitalisant sur les progrès archéologiques remarquables accomplis ces dernières années. Les sciences de l’Antiquité sont pluridisciplinaires et l’ENS était le lieu idéal pour le rappeler.

 

Ma gratitude à Laure Laüt pour sa relecture précise et précieuse

A propos Laurent Caillot

Amateur autodidacte de langues et cultures de l'Antiquité, parallèlement à mon métier d'inspecteur général des affaires sociales. J'ai commencé par me remettre au grec ancien et je réapprends désormais le latin. Je souhaite contribuer au dynamisme du réseau ATC

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