Aujourd’hui, je suis allée pour Arrête ton char ! à la rencontre d’une autre association, représentée par son président Manuel Grandjean : “Nunc est bibendum”.
Manuel Grandjean est aussi Directeur du services écoles-médias (SEM) et de la direction de l’organisation et de la sécurité de l’information (DOSI) du département de l’instruction publique, de la formation et de la jeunesse (DIP) de la République et Canton de Genève
Arrête ton char ! : Bonjour Manuel Grandjean, quel est votre parcours ?
Manuel Grandjean : Les langues anciennes ont été importantes dans mon parcours, peut-être parce que j’ai toujours eu de la difficulté à m’exprimer dans d’autres langues (à Genève, tous les élèves sont censés apprendre l’allemand et l’anglais). J’ai donc ajouté le latin, puis le grec et l’hébreu ancien. Toutes ces langues anciennes ont vraiment un génie propre. En les étudiant, je pense qu’on s’approche de beaucoup plus près de la réalité des humains qui nous ont précédés… et on s’aperçoit que nous ne sommes pas si différents.
J’ai commencé ma vie professionnelle dans le journalisme, la presse écrite. Au sein d’un quotidien genevois modeste, mais totalement libre de parole, appartenant à ses lecteurs et non à un groupe de presse, très peu dépendant des annonceurs publicitaires. C’était dans les années 80. Les moyens de production d’un journal étaient en pleine mutation, tout comme les façons d’accéder à l’information: l’informatique, Internet, ont profondément changé le métier. Comme je suis un peu touche à tout, j’ai informatisé le journal, assumé sa gestion, puis, au tournant du siècle, exercé le rôle de rédacteur en chef pendant cinq années.
J’ai ensuite eu l’occasion de rejoindre l’enseignement public de la République et Canton de Genève. Au fur et à mesure de l’apparition des différents médias – documentation, radio, moyens audiovisuels, informatiques – des services étaient apparus au sein de l’institution pour mettre à profit ces moyens pour l’enseignement. Cela s’était fait par média et par degré, du primaire à l’enseignement secondaire et professionnel. Au début des années 2000, il a été question de rassembler tous ces moyens au sein d’une seule structure: un service “écoles-médias”. J’ai eu la chance incroyable d’être choisi pour le diriger dès sa création en 2005. S’en est suivi une aventure passionnante. L’âme du journalisme comme de l’enseignement, c’est de rendre les adultes et les jeunes indépendants, outillés pour être capables de penser par eux-mêmes et de choisir leur trajectoire…
ATC : Et le rôle des langues anciennes dans l’émancipation intellectuelle des jeunes (et des moins jeunes !) semble plus qu’évident … Quels sont les projets que vous menez avec l’association Nunc est bibendum dans ce sens ?
Manuel Grandjean : L’association Nunc est bibendum a pour objectif principal de faire connaître la cuisine antique. Mais au cours des ateliers que nous faisons avec des élèves du degré primaire, nous approchons la langue au travers des noms latins des aliments… Cela ouvre d’emblée un champ très vaste de réflexion. Par exemple, qu’est-ce que “caseum” peut évoquer pour eux ? En français: difficile… mais en allemand “käse” ou en espagnol “queso” ! Et pourquoi les plantes venues d’Amérique (tomates, pommes de terre, maïs, etc.) qui n’existaient pas en Europe il y a 2000 ans, portent-elles aussi des noms latins ? En tirant sur ces différents fils, c’est tout un monde qui s’ouvre et devient compréhensible.
A partir de l’alimentation, notre association explore petit à petit toute la vie quotidienne: les habitudes, le jeu, la conversation courante et l’humour… Tout cela permet de se projeter dans le futur (aujourd’hui très incertain) à partir de la compréhension du passé. En détournant la célèbre citation de Sénèque, on pourrait dire qu’ “il n’y a pas de vent favorable pour qui ne sait d’où il vient”.
Outre les ateliers culinaires, que nous allons maintenant développer pour des élèves plus grands, nous allons aussi mettre en place avec le Conservatoire et jardin botaniques de Genève un rallye pour faire découvrir les plantes antiques. Ceci dans toutes leurs dimensions: mythologique, médicinale, artisanale, gustative… Ces vertus se mêlent et dialoguent. La pensée antique n’était pas segmentée comme aujourd’hui.
ATC : Vous auriez un exemple qui concerne la cuisine ?
Manuel Grandjean : Prenons l’olivier, par exemple. C’est évidemment une plante majeure pour la cuisine antique, par ses fruits et plus encore par son huile. Mais l’olivier joue aussi un rôle prépondérant en mythologie: c’est Athéna qui l’a fait sortir de terre et l’a offert aux Athéniens pour l’avoir choisie comme déesse tutélaire. Il représente symboliquement la force et la victoire, la sagesse et la fidélité, l’immortalité et l’abondance. La massue d’Hercule était, dit-on, taillée dans un tronc d’olivier. Pline donne à l’olivier la deuxième place, après la vigne, des plantes les plus utiles pour se soigner d’une multitude de maux. L’huile est aussi utilisée pour l’éclairage et comme excipient en parfumerie et le bois, très dur, pour fabriquer toutes sortes d’objets.
ATC : Au fait, pourquoi avoir choisi “Nunc est bibendum” comme nom pour l’association?
Manuel Grandjean : Je dois dire qu’on s’est pas mal creusé la tête! Les propositions ont fusé et on a procédé par élimination (je ne dirai pas à quoi vous avez échappé…). Finalement, le célèbre vers d’Horace nous a semblé assez pertinent. C’est une invitation à boire et à faire la fête (même si c’est pour fêter la mort de Marc-Antoine et de Cléopâtre). Cela sonne bien. On peut abréger à “Nunc” seulement, et on peut décliner selon les circonstances: “Nunc est edendum”, “Nunc est ludendum”…
ATC : Vous évoquiez le fait que, finalement, aborder la cuisine, revient à approcher la vie quotidienne dans une dimension bien plus large : comment cela se manifeste-t-il dans le restaurant?
Manuel Grandjean : En fait, nous sommes partis de la reconstitution des recettes. Commencer par retraduire le texte original, s’interroger sur le contexte qui était évident pour l’auteur, mais ne l’est plus du tout pour nous, trouver des alternatives pour les ingrédients qui n’existent plus… Mais cela nous a amené très rapidement à déborder dans d’autres domaines. Les ustensiles utilisés en cuisine et pour les repas, la vaisselle, par exemple. Puis le mobilier, l’aménagement et la décoration des maisons. Puis les autres activités qui pouvaient se dérouler autour d’une table, et ainsi de suite.
A chaque étape de la réflexion, nous avons essayé d’apporter une touche supplémentaire chez notre partenaire restaurateur. En travaillant sur la décoration des lieux, avec un petit triclinium reconstitué et un laraire en salle, et même des graffitis pompéiens sur une porte… Et nous avons aussi cherché à donner une ambiance musicale, avec une “playlist” de morceaux antiques. Nous avons introduit dans le restaurant des jeux antiques (duodecim scriptorum, latrunculi, terni lapilli, etc.) qui sont à la disposition des clients. Nous avons même obtenus que le service soit en certaine occasion fait en tunique !
Ludus duodecim scriptorum : un jeu de parcours semblable aux actuels Backgammon, Jacquet et Trictrac.
Idéalement, nous aimerions évidemment pousser encore plus loin pour qu’un repas soit un véritable voyage dans le temps. Mais nous voulons aussi absolument éviter deux travers: celui du folklore et celui de l’élitisme. Une chose qui m’a toujours parue merveilleuse dans ce projet, c’est que des personnes puissent manger romain sans s’en rendre compte, simplement en prenant un repas dans un restaurant d’un quartier populaire, et ne découvrent qu’après coup l’originalité des lieux.
ATC : Comment se déroule le processus de reconstitution ? Qui intervient ? Et à quel niveau ?
Manuel Grandjean : C’est un travail collectif et les connaissances de l’association augmentent à chaque itération. C’est souvent le hasard (ou parfois la nécessité de trouver un nouveau plat pour le restaurant) qui nous fait rechercher une recette. On va d’abord voir chez Apicius, mais on élargit de plus en plus à d’autres sources antiques, même si on trouve chez les autres auteurs très peu de recettes complètes.
Ensuite, on passe à la recherche sur les ingrédients ou les usages – c’est ainsi que l’on a pu s’intéresser aux sorbets appréciés par Néron, ou à la lutte culturelle entre les consommateurs de fromage, vu comme civilisés, et les amateurs de yaourt, perçus comme barbares ! En général, nous profitons de cette recherche pour faire un article qui se retrouve sur le blog de notre site.
Enfin, on se met derrière les casseroles. On essaie entre nous la recette et on produit une fiche de recette pour le restaurateur. A ce dernier de juger s’il peut exploiter le plat dans son établissement. Il arrive que non, parce que les produits sont trop difficiles à trouver ou que l’élaboration est trop complexe, mais en général c’est oui ! Et sa version est en général meilleure que la nôtre !
PVLLVS CVM FRACTIS OLIVIS. Expérimentation d’une nouvelle recette romaine antique (basée sur Apicius VI.V.7).
ATC : Vous avez l’air fort attaché au concept d’immersion, d’expérimentation, notamment par les sens, pour les clients, mais aussi pour les scolaires, je me trompe ?
Manuel Grandjean : Oui, bien sûr ! L’association organise par exemple des ateliers de découverte de la cuisine romaine pour les élèves du degré primaire. Ceux-ci se déroulent en trois temps : la découverte des ingrédients et des recettes, l’élaboration des plats et la dégustation. Nous sommes en train de développer ces ateliers pour des élèves plus grands, avec de nouvelles étapes dans la découverte, notamment la traduction de la recette à partir du texte latin. L’enthousiasme et l’émerveillement que suscitent ces ateliers est une formidable récompense pour nous.
Dans le cadre des classes romaines organisées pour les écoles primaires par AvAnt Ge (La Nuit antique), l’association Nunc est bibendum a réalisé les 14 et 15 octobre 2021 des ateliers de découverte de la cuisine romaine antique.
ATC : L’association Nunc est bibendum travaille en ce moment sur d’autres projets avec le Département de l’Instruction Publique de Genève (DIP), pourriez-vous nous en parler ?
Manuel Grandjean : Les services que je dirige au DIP traitent essentiellement d’informatique et de numérique… Mais pas que. Comme je l’évoquais plus haut, l’audiovisuel et la documentation pour l’enseignement font aussi partie du périmètre. Dans celui-ci, nous avons trouvé le moyen de réaliser des ateliers “langue et culture latines” pour les élèves de 9e (équivalent à votre 5e). Nous travaillons maintenant sur un projet d’escape game qui se passera à Pompéi un certain 24 octobre 79. Le thème nous fournit une raison évidente de s’échapper… Mais je vous propose de vous reparler de ce projet dans quelques mois quand il sera déjà bien avancé
ATC : Rendez-vous pris !
Julie Wojciechowski
Pour aller plus loin :
🔹Découvrez l’interview de Manuel Grandjean dans “Parcours de vie” (Saison 2 – #02) par Olivier Charnay
https://www.youtube.com/watch?v=x-UDtWvCARw&ab_channel=OlivierCharnay