Entretien avec Lucius Gellius Publicola : Archéologie, expérimentation et reconstitution historique antique, quel intérêt dans l’enseignement des LCA ?

Entretien avec Lucius Gellius Publicola

Aujourd’hui je suis allée à la rencontre de Lucius Gellius Publicola. Oui, nous sommes bien en 2022 !

Ce légionnaire romain nous explique l’intérêt de son travail de reconstitution, aux côtés notamment des enseignants  des Langues et Cultures de l’Antiquité, mais aussi la responsabilité qui en découle. Et qui sait, cet entretien peut-il créer des vocations…

association Castra Peregrina

 

Arrête Ton Char : Tout d’abord “Lucius Gellius Publicola” est-il le nom d’un citoyen romain fictif : pourquoi ces tria nomina ?

Lucius Gellius Publicola : Je représente un  légionnaire romain, donc inévitablement citoyen de Rome… Le choix du praenomen romain est limité et j’aimais Lucius, la lumière, et toute l’étymologie possible autour. Gellius car je cherchais le gentilice d’une vieille famille italienne déchue au Ier siècle de notre ère. Enfin pour le cognomen le choix est vaste, et Publicola est l’ami du peuple… 

De plus, cela fait de moi, 150 ans plus tard,  le descendant de deux personnages historiques qui ont laissé une trace un peu “minable” dans l’histoire  de la République romaine ! Le 1er, consul en 72 avant JC, fut envoyé par le Sénat combattre l’armée d’esclaves de Spartacus : s’il parvint à défaire l’armée de Crixus, il fut honteusement battu par celle de Spartacus.

Son fils, le 2e Lucius Gellius Publicola, mon préféré, sera consul en 36 avant JC. Accusé d’avoir eu un rapport incestueux avec sa mère, et de conspirer contre son père, il sera innocenté par le Sénat, même s’il ya des doutes sérieux de sa culpabilité ! 

Après la mort de César, en 44 avant JC, il choisit le camp républicain de Brutus. Accusé d’un complot contre ce dernier, puis contre un autre césaricide Longinus, il sera à nouveau innocenté grâce à l’intervention de son futur beau-frère. Puis il les trahit et choisit le camp des triumvirs Marc-Antoine, Octave et Lépide. Pendant cette période, il frappe monnaie et devient consul en 36. Puis il choisit le camp de Marc-Antoine et disparaît à la célèbre bataille d’Actium…

J’ai un faible pour ce genre de personnages que tout le monde méprise en général ! 

 

A.T.C : Quel est votre parcours? Comment en êtes-vous arrivé à faire de la reconstitution historique romaine?

L.G.P. : Je suis géologue de formation, plus précisément paléontologue. Par passion, j’ai fait des fouilles archéologiques en préhistoire en bénévole depuis tout jeune. Cela m’a conduit à l’archéologie professionnelle que j’ai exercée pendant 4 ans. Très vite, et je parle de cela au début des années 90, je me suis intéressé à l’archéologie expérimentale et j’ai eu l’occasion d’encadrer des “classes préhistoriques” à une époque où tout était à inventer, on balbutiait dans la taille de silex par exemple !   

Et puis mes choix de vie m’ont amené vers d’autres horizons mais j’ai gardé l’archéologie en passion. 

Enfin en 2006, je me suis mis en tête de faire de la reconstitution et s’est posée la question du choix de la période historique. J’ai choisi la période la plus ancienne possible mais je voulais pouvoir croiser les sources archéologiques, textuelles, iconographiques… pour faire de la reconstitution la plus précise possible.

En effet, mon expérience précédente m’avait fait prendre conscience de la puissance des images de la reconstitution auprès du public : c’est une responsabilité ! 

C’est comme cela que je me suis retrouvé en légionnaire romain de la fin du Ier siècle au sein de la légion VIII Augusta avant de créer moi même une petite association …

 

A.T.C : Comment définissez-vous  la reconstitution historique ? 

L.G.P. : Je me permets de partager avec vous le fruit de mes réflexions et échanges avec des amis sur le sujet, afin que les enseignants puissent s’y retrouver! Il faut en effet être honnête vis-à-vis du public sur la réalité de la démarche, encore plus en milieu scolaire.

La reconstitution  historique, c’est une activité qui consiste à recréer des objets à l’identique, ou le plus proche possible de l’original, à partir de différentes sources : archéologiques, iconographiques ou textuelles. Puis, une fois ces objets recréés, il s’agit de  s’en servir ! Et on trouve de tout : des armes, des outils, des appareils de mesures, des ustensiles de cuisine, des instruments chirurgicaux,  et autres  objets du quotidien !  Ensuite on peut élaborer des produits dont on trouve des traces soit par les textes (recettes) , soit par des analyses physico-chimiques des résidus issus d’études scientifiques  : des boissons, des plats, des remèdes, des parfums… 

 

A.T.C : Auriez-vous quelques exemples pour nous en montrer la démarche ?

L.G.P. : On peut, comme le fait Acta archeo, travailler la reconstitution du geste sportif ou guerrier, dans un exercice mené à l’extrême en étudiant non seulement les sources historiques mais aussi les capacités physiologiques et biomécaniques des êtres humains entraînés. 

Je distingue par ailleurs la reconstitution de l’évocation historique. La reconstitution doit se baser sur une reproduction fidèle de la réalité historique ou archéologique. Quand on ne sait pas, quand on commence à supposer, à faire de l’à-peu-près, ou qu’on a des moyens limités, même si c’est probable ou plausible, on est dans l’évocation et on doit en informer son public ! Cela demande beaucoup de rigueur, mais je le redis, c’est une responsabilité ! 

Prenons une scène de combat militaire, elle ne peut être que de l’évocation, les conditions ne sont pas réelles, il n’y a pas de morts ni de blessés, et ce n’est pas à quelques-uns que l’on va reconstituer la dynamique d’une bataille.

Enfin, au-delà de l’évocation, on passe au spectacle historique : là aussi les reconstitutions sont approximatives, ce qui compte c’est le visuel, le côté spectaculaire, c’est “l’effet peplum” ou théâtral qui est recherché…  

Inévitablement quand on fait de la reconstitution ou quand on en est spectateur, on est confronté à ces 3 démarches, et il me semble important de savoir dans laquelle on se situe. 

Vous retrouverez souvent des reconstituteurs parler abusivement de faire de l’archéologie expérimentale. C’est en effet  une démarche scientifique très structurée : à partir par exemple d’un artefact archéologique, on va essayer, avec les outils et ressources disponibles à  l’époque, de le recréer, ou, de déterminer à partir des traces d’usure à quoi il a pu servir et comment on s’en sert. Cela nécessite d’élaborer des hypothèses, de les vérifier par l’expérience, de faire les analyses scientifiques en laboratoire pour le démontrer. C’est une activité qui est assez peu spectaculaire en général mais d’un grand apport scientifique pour les reconstituteurs. 

Longtemps, la reconstitution historique a  été mal considérée, nous étions des  “gens qui se déguisent pour s’amuser” notamment par les milieux universitaires. Et puis, devant la force de l’évocation auprès du public,  les musées et les enseignants ont commencé à l’utiliser en “animation culturelle ou pédagogique”. Puis quelques historiens en ont compris l’intérêt pour leurs recherches… Il y a aujourd’hui à Nîmes, sous l’impulsion d’Eric Teyssier, un master d’Histoire parcours “Histoire vivante”! Même les docu-fictions  de qualité en ont compris l’intérêt. 

 

A.T.C : Comment percevez-vous l’intérêt de la reconstitution historique en support à l’enseignement des LCA ? 

L.G.P. : La reconstitution historique à l’école a énormément de succès auprès des élèves,  vous vous en doutez, et tous les enseignants qui ont pu faire venir des reconstituteurs de qualité dans leur établissement vous le confirmerons. Faire venir des reconstituteurs de l’Antiquité dans un établissement, c’est un bon complément ou une alternative au voyage à Rome ou en Grèce ! 

C’est par exemple un moyen complémentaire d’attirer les élèves vers l’enseignement des Langues et Cultures de l’Antiquité, alors que les “options” sont mises en concurrence entre elles et que les enseignants doivent déployer beaucoup d’énergie et d’inventivité pour y attirer les élèves.   

Ainsi, alors que j’étais allé dans un établissement aider un ami enseignant à “recruter”  des jeunes élèves de 6e,  l’année suivante on lui a demandé au 1er cours de LCA :

mais il n’est pas là le légionnaire romain ?  

Mais comme je l’ai dit auparavant, un reconstituteur qui intervient dans un établissement scolaire a une responsabilité, se doit d’être rigoureux et de préparer soigneusement sa venue avec l’enseignant, afin d’être adapté au niveau des élèves et au projet pédagogique…

 

A.T.C : En classe, comment cela se manifeste ?

L.G.P. : Pour les élèves il y a un double intérêt : voir une application concrète de ce qu’ils apprennent, pouvoir interagir avec un intervenant un peu exotique, essayer des objets, se mettre en situation, et rêver un peu dans un moment d’évasion temporelle !

Pour l’enseignant c’est aussi selon leurs témoignages, des découvertes d’aspects  historiques  méconnus ou de détails de la vie quotidienne.  

Et personnellement je suis ravi de pouvoir échanger avec les enfants et leurs enseignants et transmettre mes connaissances ! 

 

A.T.C : Quels objectifs vous donnez-vous ? 

L.G.P. : Les objectifs que je vise sont à partager avec l’enseignant : il s’agit de voir comment accompagner son projet pédagogique, et s’insérer au mieux dans le programme de l’année concernée. En fonction des souhaits de l’enseignant, on peut renforcer les connaissances qui auront été évoquées en cours. 

Par l’Histoire vivante, on peut évoquer de manière ludique “comme si on y était” par exemple la mythologie, notre rencontre avec des personnages historiques, leur faire manipuler des reconstitutions d’objets qu’ils ont seulement vus en photos ou dans des musées,  leur raconter une bataille antique comme s’ils y étaient, ou leur expliquer le quotidien d’un soldat romain  … et pour cela utiliser tous les repères dont dispose déjà l’élève afin qu’il les mémorise encore mieux et les remette dans le contexte.

On peut aussi leur “apprendre à faire”, lors de multiples activités, comme manœuvrer comme une légion romaine, essayer une tenue, fabriquer des objets simples du quotidien comme une lampe à huile, ou se servir d’objets comme écrire sur des tablettes de cire, écrire un message codé antique, prendre des mesures, lire une carte ancienne ou l’heure sur un cadran solaire , jeter des sorts… 

 

A.T.C : Vous parlez latin et grec pendant vos interventions, comment cela est-il perçu ? 

L.G.P. : Je trouve cela très important en effet ! J’ai appris le grec ancien jusqu’au bac, et le latin par moi-même sur les stèles funéraires et les graffitis ! Afin de plonger les enfants dans le bain, je commence par me présenter en latin :

Salvete, vocor Lucius Gellius Publicola, frumentarius legionis septimae geminae felicis… Si bene valetis, bene est, ego autem valeo.

Une fois la surprise de la tenue et de l’introduction en latin passées, je leur demande d’essayer de traduire… ça ne se passe pas trop mal et ça les met en confiance.

J’essaie ensuite de leur faire décrire ma tenue en latin, ce qu’on aura préparé avec l’enseignant auparavant… Je leur explique que je ne parle pas le latin de leur professeur, mais un affreux sabir de caserne, car ma langue maternelle du côté oriental de l’Empire,  c’est le grec… En bon légionnaire, je leur demande s’ils connaissent quelques insultes en latin, en général ça fuse, et je peux leur en apprendre quelques-unes au passage, c’est toujours apprécié ! 

J’essaie d’entreprendre un court échange avec le professeur… Imaginez un légionnaire de la Légion étrangère converser avec Cicéron ! Finalement je perçois beaucoup de surprises et de joies tant chez le professeur que les élèves de voir quelqu’un d’extérieur parler naturellement quelques mots de leur langue ancienne. Cela rend la langue et son enseignement vivants, utiles et les élèves sont ravis de s’en servir !

Les langues anciennes sont tellement belles et nous font voyager dans un autre monde… J’aime plus que tout le grec ancien et je me permets de saluer au passage  le travail de l’association Eurêka qui initie les enfants dès la primaire à son apprentissage, je trouve que ce genre d’initiative devrait se multiplier ! 

 

A.T.C : Quels sont vos rapports avec les enseignants de LCA et les établissements ? Comment travaillez-vous ensemble ? 

L.G.P. : Tout d’abord, côtoyant de près des enseignants de Langues et Cultures de l’Antiquité, je tiens à saluer leur professionnalisme et leur engagement au service des élèves à qui ils veulent transmettre leur passion, contre vents et marées, et ils déploient une énergie folle pour pouvoir encore enseigner quelques heures par semaines  ici de latin ou là de grec. Ils ont tout mon soutien et l’association “Arrête Ton Char”  fait un travail formidable ! 

Mais revenons à notre sujet : comme je l’ai expliqué ci-avant, un travail de préparation en amont avec l’enseignant est nécessaire. L’enseignant préfère généralement s’en remettre à l’intervenant, et rebondir sur l’intervention avec les élèves pour faire le lien avec ce qui a été enseigné pendant l’année. Il peut aussi être un acteur des activités proposées aux élèves!

Concernant le travail avec les élèves, l’idée est d’aider leur enseignant à rendre concret et vivant ce qu’ils ont pu apprendre ou leur faire découvrir des aspects de l’Antiquité qui rend nos ancêtres proches de nous… Ainsi au delà d’une présentation ou d’une démonstration, en fonction du temps disponible pour l’intervention,  on leur fait toucher des objets et  il n’y a qu’à voir la tête des élèves devant un cure-oreille en bronze ! On peut leur faire essayer des tenues représentant quelques couches de la population romaine et de les faire se présenter en latin.  Celui ou celle qu’on choisit ou qu’on tire au sort comme esclave a toujours beaucoup de succès! Ensuite les enfants apprécient aussi les activités en groupe. Evidemment manœuvrer dans la cour avec bouclier et ordre en latin est toujours apprécié !

Mais parfois il faut aussi aider les enseignants à  convaincre les chefs d’établissement de nous faire venir, et là commencent les démarches de type “agrément ministériel” ou autre “pass culture” pour obtenir des financements et pour une association de bénévoles, c’est un peu les 12 travaux d’Astérix !

 

A.T.C : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre association Castra Peregrina dont vous êtes le président ? 

L.G.P. : C’est une association qui n’a qu’un an. Elle présente des soldats un peu particuliers de l’armée romaine car ce sont ceux en charge du renseignement : ce sont les espions de Rome, répartis en plusieurs corps spécialisés : exploratores (éclaireurs à la recherche de l’ennemi), speculatores (messagers et espions), frumentarii (messager et police politique impériale). Nous intervenons pour les musées, sites archéologiques et milieu scolaire et outre les généralités sur l’armée romaine, nous faisons découvrir les techniques et le quotidien de ces soldats particuliers,  par exemple les techniques d’infiltration dans un camp ennemi, ou comment coder un message dans l’Antiquité, les premiers télégraphes, faire une carte géographique…

petit cours de stéganographie antique

 

A.T.C : Vous êtes très présent sur les réseaux sociaux : quelle est votre démarche ? 

L.G.P. : En effet, j’ai entrepris la réalisation d’un blog sur l’Antiquité grecque et romaine il y a une quinzaine d’années qui fut d’ailleurs très relayé dans les académies, notamment pour mes recettes de cuisine romaines et grecques. Mais j’ai vite compris l’intérêt des réseaux sociaux à la fois pour faire vivre l’Antiquité, interagir, informer sur les dernières découvertes,  faire connaître des aspects méconnus des civilisations grecques et romaines, en bref continuer à les faire vivre y compris auprès des plus jeunes…. Et j’essaie d’y mettre aussi de l’humour car l’Antiquité peut être assez drôle finalement ! 

Et cela met en réseau des gens qui partagent la même passion mais finalement se parlent peu : archéologues, historiens, épigraphistes, enseignants, éditeurs, libraires, écrivains, reconstitueurs, simples passionnés ou juste intéressés. Et je constate un engouement certain pour l’Antiquité de 7 à 77 ans selon les réseaux que j’utilise (facebook, twitter, instagram, et même plus récemment tik tok !) Par exemple, si ma petite  communauté Twitter a dépassé les 20 000 abonnés, je vois des comptes anglophones équivalents à plus de 100 ou 200 000 followers… Cela reste de la “niche” mais il me semble important vis-à-vis des médias, des pouvoirs publics et tous ceux qui travaillent de manière isolée sur l’Antiquité,  qu’elle soit représentée en bonne place dans les réseaux sociaux, c’est une mission confiée par Mercure lui-même!  

 

Vous pouvez retrouver Lucius Gellius Publicola sur https://www.facebook.com/lucius.gellius ou Twitter: @Lucius_Gellius

A propos ju wo

Professeur de français et des options FCA et LCA dans l'académie de Lille. Passionnée de cultures antiques et de langues anciennes, attachée au rayonnement et à la promotion des cultures antiques dès l'école primaire. Responsable du concours ABECEDARIVM pour l’association ATC.

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